Le temps, la peau, le soir
thib
Le temps passe. A ce qu'on dit. On dit qu'il coule. On le dit parce que l'eau ne peut pas être retenue. Elle monte, contourne, renverse, suit son cours. Elle remplit les espaces où il n'y a que la gravité qui joue. On le dit en souvenir d'Héraclite. On le dit en se sentant seul. Balloté, au fond, à la surface, on se sent impuissant face au rythme, à la direction incompréhensible des choses. Et on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
Pourtant il y a des instants. Où le temps cesse de passer. Où il nous noie. Nous remplit. Il y a des moments où nous sommes comme des vallées désertées par tout sauf la gravité et où soudain il cesse d'être seulement à l'extérieur et nous envahit. Nous mange. Nous dissout. Des moments de nuit qui se couche sur le sang. Où tout est doux. Où tout est. Le ventre les étoiles le vent l'odeur des graines qui sont tombées dans la poussière et de celles qui sont restées sur leurs tiges le feuillage de la lumière le bruissement chaloupé de la terre et les forêts qui dansent dans la gorge et les draps pleins de lune par la fenêtre ouverte la pluie soudain nue sous la peau. Des moments.
Le mystère d'un coup retrouvé et vivant. Sans rien penser sans rien se dire, et soudain comprendre la parole muette des pierres des poumons des fleurs de la chair. Des danses où l'on s'enfonce et où l'on sait que le passé, tout le passé, nous a conduits. Et dont dépend tout l'avenir. Et qui sont sommes toutes comme chaque moment, pleins de sèves moirées auxquelles il n'y a qu'à se soumettre pour qu'à nouveau tout soit juste, ou semble l'être. Des moments où la solitude s'efface. Se mêle aux échos puissants d'un travail gigantesque. Le présent est toujours enceinte.
Et nous participons à l'avenir qu'il accouche. Avec ce que nous sommes, et ce que nous faisons importe peu. Ce n'est qu'un témoignage. Mais ce que nous sommes. Déborde. Fond dans le courant, va nourrir les rives, monte avec la pluie et retombe plus loin, sur des bêtes sauvages, sur des montagnes immémoriales, sur des volcans somnolents ou en colère, retombe sans que nous puissions rien décider pour nourrir à son tour ce qui coulera puisque tout coule à son rythme en dansant son pas et nageant sa voix. Ce que nous sommes. Nous devenons ce que nous sommes.
Il y a comme ça des moments de grand calme, des moments qui ne sont pas plus hauts qu'un autre où le temps débouche et d'où il s'évapore pour couler à nouveau. Conscience, ma conscience imparfaite attendrie ignorante, ma conscience mes nerfs mes os ma salive le battement régulier de mon cœur contre la peau tendue de mes tempes. Sans périphérie. Répandu. Le temps a beau passer il est là il étreint. Il a replié ailes et nageoires. Il a fermé une boucle nous comprenons que c'est une boucle. Une parmi d'autres et c'est toujours la même comme un visage qu'on cherche à travers tous les autres et à travers la pluie. C'est toujours la même, c'est toujours le temps, mais chaque fois l'avenir est un peu plus élevé par le passé, la boucle plus juste, la nuit plus riche et le corps moins impatient.
Hier j'entendais le chant des pierres, sur ma terrasse. Fumant. Il y a toujours quelque chose de mort qui se mélange à la vie et c'est ce qui la rend si joyeuse et si forte. L'univers. L'univers se dilate et peut être un jour, dans des milliards de milliards d'années, se rétractera-t-il. Comme le cœur d'une bête cosmique qui battrait très lentement. Puis il se contractera encore et des milliards de milliards de mondes naîtront à nouveau. Comme le cœur d'une bête inconsciente brasse inconsciemment des rêves. Qu'importe, ça ne change rien. J'entendais le chant des pierres et je voyais la nuit danser, je fumais, elle avait mis des bas de brume. Aucune lune, non, des nuages, un grand troupeau qui passait et de temps en temps la clarté d'un œil qui perçait pour rappeler que les troupeaux sont faits par des bergers. Et les bergers par leur troupeau, par l'amour qu'ils leur portent, et puis un chien, aussi, un chien jeune de préférence mais pas trop fou, avec le poil long. Un chien avec le sang épais des loups mais le début d'un cœur d'homme. Oui, un chien qui aime aussi.
Tout ça filait silencieusement sans rien demander pour aller pleuvoir, pour aller dieu sait où déverser quelque chose d'important en obéissant à tout. A la pression à la température l'humidité le vent la terre les forêts les bêtes et les rivières. Le temps. Filait. Le temps ne faisait pas le moindre bruit. J'étais sur ma terrasse avec le repos des pierres et les pas de la nuit dans les brumes et sa tête perdue là haut, je fumais, le vent ne touchait pas le sol mais les épis faisaient frémir les herbes, et les fleurs qui dormaient tremblaient parfois sous le soleil de leurs rêves comme une corde qui se tend et puis soupire.
J'étais rassuré de savoir que dans toutes les directions le ciel s'étendait, que partout il était lui-même. Et même, qu'au dessus, très très loin, c'était autrement plus vaste, autrement plus grand et c'est vrai, parfois, la nuit, quand je lève la tête, j'ai un peu le vertige. Il y a pourtant bien de quoi. Qu'est ce qui nous retient sur terre ? Qu'est ce qui nous empêche de tomber, si ce n'est la terre elle-même ? Et ces immensités combien de temps y tomberions nous avant de retrouver un sol ? Le temps, nous y tombons toujours, en avant, continuellement, nous le mettons enceinte, nous et tout le reste et le passé le tire de sous nos pieds et le présent coule et l'avenir attend et parfois, la nuit, devant le vertige, avec la terre encore chaude et la compagnie des arbres des oiseaux du brouillard et du trèfle ; parfois le temps nous a rempli avec quelque chose d'autre, de vaste, de calme, quelque chose qui semble devoir venir autant en nous que dans le reste du monde. Et on se cramponne à la terre tout en voulant plonger. Parce que nous comprenons tout en voulant savoir, nous sommes vivants tout en voulant vivre tant que nous ne nous sommes pas soumis à nous-mêmes. A ce qui ordonne en nous, à travers nous.
L'homme sage est celui qui a la patience de ses appétits. Parfois je me demande. Je me demande si, dans ces régions lointaines, si dans ces replis abandonnés de nous-mêmes, il y a véritablement plus de vie, plus de suc, plus de sens. Plus de force. Si nous gagnons en joie, en force, en densité, en signification en tombant sans arrêt en avant.
Et puis je sors la nuit. Sur cette terrasse de pierres disjointes et de graviers. Avec le champ en friche en face, les vignes et les mûriers d'un côté et la maison derrière, la maison de mes parents, avec la nuit bien appliquée sur tout. Et je comprends. La maison de mes parents. La nuit qui donne la tétée au matin. Ce n'est pas nous qui nous enrichissons, qui nous ouvrons, ce n'est pas nous qui allons vers plus. Nous le faisons pour ceux qui suivront, ce qui va suivre, bien après l'homme, comme le temps le fait avec le reste. Nous nourrissons. Nous sommes nourriture. Parce que c'est toujours aujourd'hui, nous compris. Que nous le voulions ou non. Que nous nous battions contre ou non. C'est toujours aujourd'hui nous compris. Toujours une boucle et parfois, parfois, toujours, les boucles se touchent et se rencontrent un moment, coulent l'une en l'autre l'une avec l'autre, se précisent l'une avec l'autre, se gonflent l'une de l'autre.
Le temps ne passe pas. Le temps ne coule pas. Le temps se bâtit, il se bâtit avec les plantes, le soleil, avec la lune et l'océan, avec nos mains et l'ombre de nos mains, avec l'argile et le basalte et le sable et les animaux à fourrure, à plumes, à écailles, avec les hésitations, les intentions, la retenue, la violence et la tendresse, avec ce qui déborde autant qu'avec ce qui se tait. C'est chacun d'entre nous qui participons à sa couleur. Qui choisissons de nous livrer, de nous retenir, d'encourager ou de blesser. Nous qui plongeons, ou bien qui préférons attendre de tomber. C'est l'histoire du vertige. C'est une histoire d'amour. Le trajet d'un atome qui passe d'un œil à la nuit et d'une lèvre à l'autre.
wow... Ce texte est si beau que je vais l'imprimer pour le garder avec moi et le relire, encore et encore.
· Il y a environ 9 ans ·Parce que ça me parle ! Cette ponctuation débridée, ses images qui s'imposent à l'esprit et déclenchent quelque chose au milieu du thorax, et cette musique, et cette vision du monde et de l'univers... Merci. Parce que je me sens moins seule. Et parce que j'avais besoin de lire quelque chose comme ça. J'en ai toujours besoin.
mlleash
Mlleash, je manque de mots un peu, pour t'exprimer mes remerciements.
· Il y a presque 9 ans ·Il y a quelque chose d'indescriptible à savoir que ce qu'on tente maladroitement de dire est compris -presque malgré nous. Alors, merci, mille fois.
thib
C'est ça que je cherchais... Ici c'est comme un chemin, ton chemin mais celui de tant d'autres. C'est une balade sur des souvenirs, de la vie dans tous les sens, les bons comme les mauvais. Tu nous promènes dans notre espace commun. C'est ça qui est terrible, de se sentir écrite par un autre que soi. Alors oui je voulais trouver mes mots, je crois que c'était plus pour moi que pour toi finalement ;-)
· Il y a plus de 9 ans ·lilu
Tes mots, tu sais, je les accepte. Je veux dire, plus que ça, ils me touchent, et ils vont toucher loin. Pourtant, je me sens bien petit devant eux. Parce que... parce que bien souvent, et surtout ici, je sais ce que je veux dire, et je n'y parviens pas, ça ne rentre pas, dans aucune phrase. C'est un peu dedans, mais surtout tout à fait autour. Alors je ne sais pas comment tu fais, pour t'y retrouver, toi. Au milieu des maladresses, des presque-dits, des oublis. Mais je sais que tu comprends. Et c'est ce qui est toujours le plus bouleversant. Merci. Merci, tu sais.
· Il y a presque 9 ans ·thib
A l'aujourd'hui qui ne passe pas. Aux instants d'éternité. Merci, mon frère.
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
A tout ce qui déborde et qui se répand. Merci Fiona, merci.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Très dense ce texte. Vraiment très dense. Il me dépasse un peu au premier abord. Il me faudra plus d'une lecture pour le comprendre.
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Bah c'était un peu le fouillis à l'intérieur quand c'est sorti, alors je comprends. C'est pour ça qu'il vaut mieux les mots simples pour les grandes choses. Sinon, le grand ne tient pas dans le petits espaces de sens que ça laisse. Je sais que parfois, je vire un peu à l'abscons. Désolé Carouille. J'espère que tu arriveras à en venir à bout quand même.
· Il y a plus de 9 ans ·thib
Pas d'excuses pour ce que tu as livré. Si je ne vais pas au bout ça n'a pas d'importance, du moment que j'en prend une partie avec moi.
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Oui. Et celle que tu veux. Sauf les excuses. Je suis certain que nous en avons tous suffisamment nous-mêmes. Merci, pour l'indulgence.
· Il y a plus de 9 ans ·thib