Le Terrier (1)
carouille
Non, non, non, non, NON !
Il est consterné. C'est le seul mot qui lui vienne à l'esprit, consterné. Avec cette amertume qui ne quitte pas le fond de sa gorge alors qu'il avale frénétiquement sa salive. Déjà les vieux réflexes reviennent. La tête baissée rentrée dans les épaules, les coudes collés au corps, le cœur qui bat à tout rompre dans sa poitrine. En état d'alerte, prêt à fuir.
Son regard ne peut se détacher de la couverture du magasine. Cette fois encore, ils ne l'ont pas raté. Cette photo-là est même gratinée. On y voit tout. Sa maison. Son jardin. Et surtout, surtout lui. Obèse, énorme, ignoble. Les poignées de graisse débordant des habits. Les cheveux trop longs collés au crâne. Les vêtements informes. Le teint gris. Le dos voûté.
La tête toujours baissée, il jette quelques pièces sur le comptoir et file se réfugier dans sa voiture le magasine à la main. Histoire de faire un état des lieux. De découvrir l'étendue du carnage. Le temps s'efface et il se retrouve à nouveau happé par cette foule prête à le lyncher, étouffe à nouveau dans les fumées de l'incendie. Et comme rien ne fait plus mal que le souvenir des heures de gloire, cette photo où il brille comme une étoile, insouciant, heureux, libre.
Et mince, si mince et élégant.
Il reste perdu devant cette nouvelle attaque, cherchant d'où peut bien venir le coup. Et un éclair de rage pure le traverse lorsqu'il comprend. Le jardinier. C'est lui qui a pris cette photo, donné sa nouvelle adresse. Qui l'a vendu aux loups. S'il l'avait devant lui à cet instant précis, il pourrait l'étrangler de sang-froid.
Le cœur au bord des lèvres, il démarre. Inutile de rentrer chez lui. La maison doit être cernée de journalistes délimitant une frontière fragile entre ses fans et ses ennemis, aussi acharnés les uns que les autres, et prêts à s'entre-tuer. Une énième fois, il se retrouve échoué dans le bureau de son avocat comme un réfugié, avec nulle part où aller. Il lutte contre une crise d'angoisse en se disant qu'il a débusqué une nouvelle faille dans son système de survie. Qu'une fois qu'elle sera colmatée, il sera reparti pour un tour.
Et qu'à force, il finira bien par être inviolable.
*
Cela fait au moins dix minutes qu'elle attend devant la porte, il va bien falloir qu'elle se décide à entrer, même si tout son corps se révolte. Mais si elle ne rentre pas, elle ne travaille pas. Et si elle ne travaille pas, elle ne gagne pas d'argent. Et cet argent, elle en a besoin. Vraiment. Pas pour rire. Ni pour faire du shopping. Pour manger.
Elle lit à nouveau la liste fripée dans sa main. Elle a tout vérifié. Le garage est désert. Il n'y a aucune lumière allumée dans la maison. Elle a frappé plusieurs fois à la porte sans recevoir aucune réponse. La maison est bien vide.
Elle lui semble même tellement vide que cela lui donne envie de prendre ses jambes à son cou et de s'enfuir très loin. Pour voir des gens, entendre du bruit, sentir la vie autour d'elle. Ici, tout semble déserté, nimbé d'une ambiance de fin du monde. Une heure après, quand il n'y a plus âme qui vive, que tout le monde est vraiment mort.
Elle secoue la tête et finit par ouvrir. D'abord, elle va juste passer la tête.
— Il y a quelqu'un ?
Non, bien sûr que non il n'y a personne. Et finalement, c'est un soulagement. Cette maison est tellement lugubre qu'elle n'a aucune envie d'en rencontrer le propriétaire. Elle entre à petits pas et fait le tour de son domaine. Enfin, pour les deux heures à venir. C'est lugubre. Encore plus désolé et vide qu'une chambre d'hôtel anonyme. Elle hausse les épaules d'un air désabusé. Au moins, le ménage sera vite fait. Pas de bibelots, presque pas de meubles, aucun tableau aux murs. Une coquille vide.
En entrant dans la cuisine, comme un frisson. Nom d'une pipe, voilà bien une pièce où elle n'aurait aucune envie d'avaler un repas. Elle est aussi sinistre que le reste de la maison.
Allez, le dernier pas. En regardant l'intérieur du frigo, elle est consternée. Sa venue était effectivement urgente. Pas pour le ménage, tout ici semble presque aseptisé. Pour le frigo. Qui peut avoir envie de manger en regardant là-dedans ? Des boîtes en carton et en plastique, c'est tout ce qu'il y a là. Soigneusement empilées par sorte. Elle pousse un profond soupir. Cette maison est déprimante.
Elle reste plantée au milieu de la cuisine sans savoir quoi faire, frappée d'une soudaine léthargie. L'impression désagréable que la maison n'est peut-être pas si vide que ça, en fin de compte. Il émane d'elle des ondes négatives, quelque chose de malsain et de malveillant. D'étouffant.
Elle sort de la cuisine en courant et se précipite sur les grandes portes vitrées du salon. De l'air, il lui faut de l'air. Le jardin semble frappé du même abandon, mais lui s'est vengé en revenant à l'état sauvage. Si elle s'écoutait, elle se roulerait dans les herbes.
Faisant demi-tour, elle affronte du regard la pénombre de la maison. Et remonte ses manches avec brusquerie. Elle allait en mettre, elle, de la vie, dans cette fichue baraque.
Deux heures plus tard, la maison étincelle. Elle a fait toutes les pièces, de fond en comble. Pas une araignée, pas un grain de poussière, pas une traînée de calcaire n'a échappé à sa vigilance, elle en est sûre. Et elle se sent complètement déprimée, parce que cela ne se voit absolument pas. Le fait qu'elle vienne de passer les deux dernières heures à s'agiter frénétiquement, à chanter à tue-tête ou à marmonner toute seule n'a absolument rien changé.
Faire du ménage, c'est effacer des traces de passage, ranger les désordres de la vie de tous les jours, remettre chaque chose à sa place. Mais quand il n'y a rien à ranger ? Rien à remettre en ordre ? Juste à effacer la poussière du temps qui passe ? Cela lui donne l'impression que ces deux heures se sont déroulées dans un autre espace-temps où elle a frotté dans le vide pendant qu'ici, tout restait exactement semblable.
Comme si pendant ces deux heures, elle n'avait pas existé.
Elle se mordille le bout du doigt en hésitant, puis obéit à son impulsion. Elle veut bien faire le ménage d'un fantôme et suivre plein de règles farfelues, c'est trop bien payé pour qu'elle se permette de refuser. Mais elle ne va pas à son tour se transformer en ectoplasme.
Quand elle verrouille la maison derrière elle, elle a retrouvé son sourire. Elle est à nouveau vivante, puisqu'elle a laissé sa trace. Et une jolie trace, en plus.
*
A son retour, il reste longtemps à hésiter sur le seuil, sûr que la maison est vide mais pas tout à fait rassuré pour autant. Quand il se décide enfin, il entre sur la pointe des pieds. Fait le tour des pièces pas à pas. Vérifie que la grande chambre du fond est toujours verrouillée, et que la pochette d'allumettes n'a pas changé de place. Nom de Dieu, il est devenu complètement paranoïaque. Mais tout est en place.
Avec un petit quelque chose de différent qu'il n'arrive pas à nommer. Pour la première fois depuis des semaines, quelqu'un d'autre a respiré entre ces murs. Et c'est comme si cela avait changé l'atmosphère de la maison. Cela lui chatouille la nuque, semblable à un regard planté dans son dos.
Comme d'habitude, il s'enferme dans la grande chambre du fond, le seul cocon où il se sente encore à l'abri. Ici, rien n'a changé, même pas l'air. Elle n'est pas venue ici.
Quand il se décide à sortir de là pour manger, la nuit est déjà tombée. Le nez plongé dans un livre, il prend une boîte au hasard dans le frigo et la jette dans le micro-ondes sans un regard. Ce n'est qu'en attrapant une fourchette qu'il lève les yeux. Et tombe sur un énorme bouquet de fleurs sauvages posé sur le plan de travail vierge. Il reste immobile de longues minutes, fasciné par les couleurs et les formes qui bataillent dans le seau transformé en vase de fortune. Du bout des doigts, il frotte les grains de pollen déjà tombés, se penche pour respirer le parfum des fleurs.
Il se sent tout bête, son livre et sa fourchette à la main, à regarder fixement ce drôle de bouquet tout échevelé. Quand la sonnerie du four le sort de sa torpeur, il fini par s'asseoir dans la cuisine. Au bout de quelques minutes, il abandonne son assiette insipide et reste tranquillement assis dans la cuisine, plongé dans sa lecture.
Et de temps en temps, il lève les yeux sur le bouquet et perd le fil de son histoire.
*
Deux jours plus tard, la maison n'a pas changé d'un pouce. Quoique. Elle semble peut-être légèrement moins lugubre. Mais alors vraiment un poil. Ou alors, c'est elle qui s'habitue. Toujours est-il qu'après avoir fait les vérifications d'usage, elle entre avec une pointe de curiosité : qu'est-il advenu de la trace de son passage ? Va-t-elle trouver un mot la rembarrant et la priant de ne plus faire d'excentricités ? Et s'il n'y a aucune réaction, juste le silence des murs…est-ce que ce ne serait pas encore pire ?
Devant le désert de la cuisine, elle serre les dents bravement. Et bien si, c'est pire. Comment une absence de réaction peut lui paraître si hostile ? Quoique. En cherchant un peu, il y a bien eu une réaction. Les fleurs sont dans la poubelle, à peine défraîchies, et le seau a disparu. Même en fouillant dans toutes les pièces, impossible de mettre la main dessus.
Au fur et à mesure qu'elle aspire, frotte et fait briller, elle sent la moutarde lui monter au nez. Hors de question qu'elle laisse un inconnu, fusse-t-il son patron, l'effacer sans un mot. Comme si elle ne comptait pas. Elle allait lui faire un nouveau bouquet. Encore et encore. Jusqu'à ce qu'il soit obligé de reconnaître son existence. En apprenant à aimer ses bouquets. Ou en lui demandant expressément de ne plus le faire. Et son seau elle s'en fiche. Elle mettra les fleurs dans un verre.
Ce n'est pas la taille du bouquet qui compte, c'est sa présence.
En sortant cueillir les fleurs, elle tombe sur un vieux matou caché dans les herbes hautes. Il est tout efflanqué, il lui manque une oreille et son pelage est tout mité. Après un moment d'hésitation, elle va lui chercher des restes dans la poubelle de la cuisine, et le regarde dévorer son repas. Quand il se lèche les babines, elle s'approche avec un sourire pour le caresser. Et sursaute quand il lui crache dessus et s'éloigne toutes griffes dehors.
— Pfff…sale bête va. Reste donc par ici tiens, tu vas bien avec le décor. Je te donnerai à manger, et avec ton hôte, vous ferez la paire.
*
Ce soir là, en entrant dans la cuisine, il sursaute en voyant le bouquet. Il a fait disparaître le seau, elle n'a donc pas compris ?
Ou peut-être que si, justement. Et qu'elle n'est pas d'accord. Une femme de ménage rebelle, il ne lui manquait plus que ça.
je suis venue voir ta peinture ! très belle vraiment ! et je me suis fait prendre part ton récit !... je vais être obligée de lire la suite, maintenant ! :-)
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
;))) désolée pour le guets-apens ;(( mais bonne lecture ;))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Ce fut une très belle lecture !....
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
Merci Maud ! ;)) Tu l'as lu d'une traite, effectivement !! ;)) J'espère que la fin ne t'a pas trop attristée, j'ai eu des regrets de lectrices armées de mouchoirs !! ;))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
;-) Allez, pour te faire pardonner, tu es obligée de venir visiter mon "jardin secret" que je viens de poster.... ;-)
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
j'y vais de ce pas ;))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Merci ! ;-))
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
elle sert les dents?plutôt serre les dents non? autrement vite la suite, j'aime beaucoup! le mystère plane sur cette histoire!
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
coquille corrigée, merci ! ;) et bonne suite ;)
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Intriguant... Envie de lire la suite ! Y en a-t-il une ?
· Il y a plus de 9 ans ·Adrien Crispyn
Oui oui, la suite arrive de ce pas :)
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
encore une bien belle histoire.. mais je comprends pas trop la première partie reliée à l'autre... heu, j'ai du rater quelque chose...
· Il y a plus de 9 ans ·Apolline
Merci. Il n'y a qu'un seul et même homme : celui de la première partie est le même que celui de la suite ("l'employeur"). J'espère que cela éclaire le lien entre les parties ?
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Re belle c’est bien le mot idoine pour la rendre belle à nouveau. Bravo pour cette scène de ménage. Votre écriture est vraiment très propre, Madame :)
· Il y a plus de 9 ans ·erge
Ne jetez pas l'éponge, ce n'est qu'un début :)
· Il y a plus de 9 ans ·carouille