Le trousseau

sophie-dulac

D'aprés l'oeuvre de Félix VALLOTTON, Intérieur, Femme en bleu fouillant dans une armoire

Le trousseau


Trois jours que je garde la chambre, trois jours de larmes, d’atterrement et de chagrin.

Je refuse la soupe qu’on me porte, fuis leurs regards de compassion et de pitié, repousse leurs messages doucereux de condoléances éperdues, la peine feinte des autres femmes soulagées d’être épargnées.

La semaine dernière encore, sous la chaleur écrasante de cet été de misère, à la moisson et à la battue, j’étais parmi celles, solidaires et valeureuses, qui remplaçaient le champ de bataille du mari, du fils ou du frère par le champ de travail. En trimant sur nos terres, nous parlions des hommes, de la guerre évoquée dans leurs lettres, de la composition des colis que nous leur faisions passer. Nous avions toutes au fond du cœur l’appréhension d’une mauvaise nouvelle, d’une blessure ou d’un mort en se protégeant chacune avec de fausses certitudes. Le mien, mon Jean, était fort, agile et malin, il avait tout juste vingt ans et il était parti en chantant. Il m’avait promis son amour pour toute la vie, Il s’était promis de revenir prendre les deux métairies d’Aubazine pour y faire de la vigne et il est mort. Il est tombé dans un fossé de la Marne. Je n’ai pas pu lui fermer les yeux et lui faire un dernier baiser. Il ne repose pas en paix, mon Jean si valeureux, il pourrit dans la terre froide des Ardennes, un coin de patrie souillé par le sang de ses soldats. Et je lui en veux de cet abandon, de toutes ses promesses, je lui en veux d’avoir laisser mon ventre brulant, ma peau dépossédée de ses caresses, lui qui a tout éveillé.

Je suis debout devant cette armoire en larmes. Je ne sais plus ce que je suis venue y chercher. L’odeur, peut-être, l’odeur de mon bonheur d’avant. Je vois tout ce linge empilé, mon trousseau tout neuf, les draps immaculés encore tout raides, les torchons en lin, les nappes et les serviettes en fil marquées de mes initiales. Toutes ces veillées de mon adolescence employées à coudre et broder, je tissais mes rêves d’un mariage heureux, l’espérance d’un mari aimant et d’enfants repus. Il n’y aura pas d’anniversaire de mariage, il n’y aura plus de nuit d’amour, de tendresse partagée, de complicité.

Et je sens encore mes seins se tendre, cette certitude qui me donne la nausée, cette vie qu’il a laissée au fond de moi et qui grandit à me donner le vertige. Hier encore je l’aurais arrachée, j’aurais voulu sarcler cette graine comme une mauvaise herbe et j’ai mordu dans l’oreiller quand m’est venue l’idée de l’aiguille à tricoter.

Pourtant, ce matin devant l’armoire, comme une évidence dans mon chagrin et toute ma peine, Jean ne sera pas mort dans ces draps mais son enfant y naitra. Quand j’étais petite ma mère lavait son linge au clair de lune, l’astre de la nuit lui assurait le blanchiment de ses effets.

Cette nuit, la lune est venue étriller mon inquiétude et balayer l’incertitude.

Les coteaux d’Aubazine resteront en friche, il y a d’autres terres à moissonner.  

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