Le vent du changement

Nicole Bastin

À 2 semaines d'intervalles à peine, 2 sélections outrageusement rétrogrades, 2 cascades de réactions tous azimuts, 2 retournements de veste hâtifs et maladroits.
D'Angoulême à Hollywood, la colère monte, la riposte s'organise et les vieux colosses du système vacillent sur leurs socles.


Commençons par le plus récent : les Academy Awards, plus connus sous le nom d'Oscars. 
À l'annonce des nominations, cette semaine, de la 88ème cérémonie qui aura lieu le 28 février prochain à Los Angeles, un véritable tollé s'est élevé dans l'ensemble des Etats Unis. D'abord cantonnée à la communauté noire, la crise s'est propagée au reste de la population comme une traînée de poudre.

Pourquoi ? Parce que pour la 2ème année consécutive, la totalité des 20 actrices et acteurs nommés dans les différentes catégories est entièrement blanche.
Ce qui veut dire, qu'en 2 ans, sur 40 noms, l'Académie des Oscars n'a pas été capable de nommer un seul acteur/actrice de couleur.

Et ce n'est que la partie visible de l'iceberg.

Toutes catégories confondues, cette année, 90% des nommés sont blancs, 80% sont masculins.


Le ressentiment est d'autant plus grand de la part des minorités ethniques et de ceux et celles qui les soutiennent que 2015 a été une année particulièrement riche du point de vue de la diversité. 
L'Académie n'avait que l'embarras du choix si elle avait voulu faire preuve de plus d'équité : Idris Elba, Michael B. Jordan, Oshea Jackson Jr, Corey Hawkins, Will Smith, Angela Bassett, Teyonah Parris, Samuel L.Jackson ont beaucoup fait parler d'eux pour leurs performances respectives dans les très acclamés Beasts of No Nation, Creed, Straight Outta Compton, Concussion, et Chi-Raq.


Évidemment, à l'annonce d'une sélection si démesurément biaisée, les réactions de déception, voire de courroux, ne se sont pas faites attendre.

Chris Rock a moqué des « white BET awards », quand Spike Lee dénonçait une sélection "blanche comme neige" et Michael Moore déplorait "un système dominé depuis toujours par des hommes blancs". "Le poisson pourrit par la tête" a-t-il dit au magazine The Wrap.

Plus intraitable, Jada Pinkett Smith a, elle, plaidé pour que "le peuple noir reprenne le pouvoir dans une industrie qui ne valorise pas les gens de couleur".

Quant à Will Packer, le producteur de Straight Outta Compton, il s'est longuement exprimé sur sa page Facebook. "WE HAVE TO DO BETTER. Period" écrit-il en particulier.


Plus grave encore, les désistements se sont multipliés (Spike Lee, Jada Pinkett Smith, Michael Moore et Will Smith ont annoncé, entre autres, qu'ils ne se rendraient pas à la cérémonie) mais surtout, des personnalités très aimées du public comme Omar Sy, Quincy Jones, Reese Witherspoon, George Clooney ont affiché sans concession leur soutien à la cause minoritaire.

Devant l'ampleur du désastre, la présidente Cheryl Boone Isaacs(seule femme afro-américaine de toute l'Académie) s'est dite “frustrée et le cœur brisé” et a annoncé dans la foulée une réforme drastique de la composition de l'Académie, empêchant notamment le droit de vote à vie pour les nouveaux membres et visant « un doublement d'ici 2020 de ses membres féminins ou provenant de minorités ethniques ».

Car tout le problème vient de là. À l'heure actuelle, l'Académie des Oscars, qui distribue les nominations, est composé à 94% de blancs, 77% d'hommes, 86% de personnes de plus de 50 ans (comme l'avait révélé le Los Angeles Times en février 2012).
L'ultra domination des homme blancs dans la sélection des nommés fait donc écho à celle de l'Académie des Oscars elle-même, une situation qui ne saurait être un hasard ou une simple coincidence.


Toute cette affaire n'est pas sans rappeler le scandale récent du Festival International de la BD d'Angoulême qui, sur 30 noms sélectionnés pour remporter le Grand Prix 2016 (saluant la carrière globale d'un artiste), n'avait pas nommé une seule femme.
L'appel au boycott du Collectif BD Egalité avait été suivi par Riad Sattouf puis Joann Sfar, Daniel Clowes, Milo Manara et une petite dizaine d'autres encore, tous demandant à être retirés d'une sélection qu'ils jugeaient outrancière et obligeant finalement le Festival à faire demi-tour dans la confusion la plus totale.

Alors qu'il avait d'abord campé sur des positions conservatrices et affirmé que ce n'était pas la faute du Festival s'« il y avait très peu de femmes dans l'histoire de la BD », le directeur Franck Bondoux avait ensuite cédé à la pression et piteusement révisé sa posture.

Proposant dans un premier temps d'ajouter des femmes à la liste des sélectionnés, les organisateurs du Festival se sont a posteriori dédouanés de toute responsabilité, en annulant le principe même de liste, demandant à « l'ensemble des auteur.e.s de bande dessinée de voter librement pour désigner comme lauréat.e l'auteur.e de leur choix. » Les trois noms issus de ces votes ont été dévoilés avant-hier : Claire Wendling, Alan Moore et Hermann Huppen.

Seulement, il semblerait qu'aucun d'entre eux ne souhaite recevoir le prix.

En définitive, le Grand Prix du Festival d'Angoulême pourrait ne même pas être remis cette année !


Quoiqu'il en soit, ce qu'il faut bien percevoir, c'est que, dans un ensemble plus global, la diversité est un des problèmes clés de notre siècle. Que l'on soit dans des milieux politiques, culturels, sociaux ou économiques, partout, les demandes de pluralité se multiplient.

N'en déplaise à Charlotte Rampling qui, en parlant des Oscars, a dénoncé hier de manière complètement déconnectée un « racisme anti-blanc », la vérité, c'est que de moins en moins de personnes sont dupes.

Cela fait des siècles que les hommes blancs se retrouvent entre eux pour s'autocongratuler d'être les maîtres du monde, en prenant bien soin de ne pas inviter ceux et celles qui pourraient leur faire de l'ombre.

Comment s'étonner alors que les exclus et le reste de la population questionnent de plus en plus la légitimité de ces cercles fermés ?

Que ce soit les femmes, les noirs, les latinos, la communauté LGBT, les transgenres, etc, leurs récriminations n'ont rien à voir avec le caprice d'un enfant mal élevé qui réclamerait une part supplémentaire du gâteau. Ils peuvent déjà à peine prendre place à table !


D'ailleurs, pourquoi la direction du Festival d'Angoulême fait-elle volte face ? Pourquoi l'Académie des Oscars annonce-t-elle des changements majeurs dans sa constitution ?

Tout simplement par peur d'une décrédibilisation. Si elles veulent garder le rayonnement dont elles jouissent aujourd'hui, les 2 institutions sont bien obligées de faire preuve de plus de transparence quant aux coulisses d'attribution de leurs prix.


Sans compter que la mise en lumière d'un artiste, qu'il soit auteur, acteur ou illustrateur a non seulement des retentissements médiatiques évidents mais également un impact commercial non négligeable, et plus subtilement encore, des répercussions sociales complexes, moins visibles certes au premier abord, mais tout aussi importantes.

Les artistes d'aujourd'hui sont les influences et les inspirations du monde de demain.

Alors ne laissons pas toujours les mêmes sous les projecteurs.


Bien sûr, Rome ne s'est pas faite en un jour et il y a fort à parier que le chemin vers plus de diversité sera semé d'embûches, mais le fait qu'en ce début d'année, l'Académie des Oscars et le Festival International de la BD d'Angoulême courbent tous deux l'échine face à la pression populaire et professionnelle est un bon pas sur la route du progrès.

Quand bien même il a fallu par la suite près de 15 ans pour que l'on abolisse enfin la ségrégation raciale, l'instant où Rosa Parks a refusé de céder sa place à un Blanc en 1955 reste le symbole auquel tout le monde se raccroche, le point de départ du Mouvement afro-américain des droits civiques.

Aujourd'hui, ce symbole, nous l'avons.

Maintenant, il va falloir entamer la marche.

Relayée récemment sur Instagram par Lupita Nyong'o (la gagnante de l'Oscar de la meilleur actrice 2014), cette citation du poète noir-américain James Baldwin n'a jamais autant sonné juste :

« On ne peut pas chan­ger tout ce à quoi on fait face. Mais rien ne peut être changé si on n'y fait pas face. » 



  • c'est très beau !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Gofj

    Maux Délaissés.

    • Merci! Bon dimanche à vous!

      · Il y a presque 9 ans ·
      Nicole portrait et%c3%a9 16 petit

      Nicole Bastin

  • Bravo à vous de montrer cette autre face . Bravo à James Baldwin de faire face.

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

    • Et merci à vous pour ce gentil commentaire !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Nicole portrait et%c3%a9 16 petit

      Nicole Bastin

  • J'aime la fin positive de votre analyse ;)

    · Il y a presque 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Ha oui, c'est plus fort que moi : voir toujours le soleil derrière le nuage! :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Nicole portrait et%c3%a9 16 petit

      Nicole Bastin

  • Beau texte plein d'espoir. Et une citation à adapter à toutes les situations de la vie.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Heureuse qu'il vous ait plus !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Nicole portrait et%c3%a9 16 petit

      Nicole Bastin

  • Une excellente analyse ! On peut s'attendre à une résistance feutrée, masquée, de la majorité blanche (et hommes) des Awards. Mais j'ai grande confiance pour les années à venir !
    La BD: 30 noms, 30 hommes... La Direction du festival n'avait pas été choquée ! Très réconfortante, la réaction des auteurs, en bloc !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Merci beaucoup ! C'est joli ça, "résistance feutrée".

      · Il y a presque 9 ans ·
      Nicole portrait et%c3%a9 16 petit

      Nicole Bastin

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