Le voisin
divina-bonitas
Le voisin est vieux. Quasi cacochyme. Croisé momie de Ramsès. Son faciès ridé en témoigne tout comme ses fringues semblant dater de Mathusalem. Pantalon en velours côtelé marronnasse, chemise en rayonne, pull kaki étriqué. Il traîne ses airs renfrognés dans l'escalier et le hall de l'immeuble, distille des fragrances d'après-guerre, mélange vétiver et tergal chauffé. A l'aube il descend de son 4°, un chiffon à la main pour astiquer sa plaque de boîte aux lettres et la rampe. Puis il ouvre la porte donnant sur la rue et se poste sur le trottoir en mode vigile. Des fois que...Faute d'importun cagoulé et armé - peu probable dans ce quartier rupin, il grommelle: "une bonne petite guerre...ça ferait pas de mal...ça te les remettrait dans le droit chemin...". Si un gamin passe en rollers ou en trottinette sans le saluer, il se déchaîne: "la jeunesse, c'est plus ce que c'était...moi de mon temps". Poings sur les hanches et tête dodelinant sur le côté, il s'approche au bord du macadam pour observer, ou plutôt pour fliquer. Des fois qu'un malotru se serait garé sur la place de stationnement réservé aux chargements et ne se serait pas levé à l'heure pour se conformer à la restriction de stationnement. Le voisin regarde sa tocante en poussant des "hum" d'insatisfaction. Si l'irrespectueux a le malheur de récupérer sa voiture alors qu'il est encore là, l'automobiliste sera bon pour un rappel à l'ordre, à la loi et au règlement en bonne et due forme.
Celui qui sort de l'immeuble est soupçonné d'emblée, de s'être levé trop tard, d'avoir mis de la musique jusqu'à 22 heures, d'avoir collé un chewing-gum sous la rampe ou pire, d'avoir révisé le Kama-Soutra. Le regard se fait inquisiteur. Il faut voir comme il dévisage, l'air évidemment réprobateur, les filles qui portent des jupes mi-cuisses et des chaussures à talons, sans pour autant oublier de les mater quand elles lui tournent le dos. Faut dire que sa bourgeoise, c'est pas le genre bandante. Jupe mi-mollets beigeasse, veste grise, chaussures pour pieds sensibles, faciès flasque et résigné, permanente flammée par la petite coiffeuse pas chère du coin de la rue la faisant ressembler à une grue couronnée. Le voisin compte pas dépenser pour des broutilles. "Déjà qu'ils augmentent pas les retraites!" râle-t-il avant d'ajouter "si tout le monde faisait des économies, on n'en serait pas où on en est".
Inutile de dire qu'étant la seule célibataire femelle de l'immeuble de moins de 30 ans, le voisin me porte une attention toute particulière. Incroyable de voir que chaque fois que je reçois une visite, il ouvre immanquablement sa porte juste au moment où mon invité(e) passe sur son pallier. A croire qu'il passe ses journées l'œil collé au judas. J'imagine parfois qu'il a une longue vue reliant l'œilleton au canapé, lui permettant de zieuter le pallier en même temps que la télé. Si c'est une fille, il referme la porte après avoir fait mine d'épousseter un truc imaginaire sur la serrure, avant de refermer la porte brusquement, presque mécontent, comme s'il s'était dérangé pour rien. Si c'est un garçon, il va s'attarder, faire semblant d'astiquer le chêne vernis en entier, se démanchant la tête jusqu'à ce que les talons des chaussures de mon visiteur disparaissent de sa vue. Même scénario en sens inverse y compris à deux plombes du matin. Et quand un ne redescend pas au milieu de la nuit, le regard se fait torve le lendemain matin au bord du trottoir et les remarques acides: "z'avez pas du vous ennuyer!", "faudrait dire à votre ami de bien fermer la porte d'entrée. Y a un panneau...là! C'est pas pour les chiens!" insiste-t-il en montrant un papier décoloré collé sur le panneau intérieur. "Encore dû redescendre pour vérifier! Pas que ça à faire" grommelle-t-il bougon.
Le jour de l'emménagement fut un cauchemar. Le voisin ni ne sortit ni ne mangea. Il passa la journée à arpenter la montée d'escalier et vérifier qu'au cours des manœuvres ascensionnelles, des portages de cartons et d'électroménager, nous n'avions pas érafler ou écorné les murs, abîmé la merveilleuse peinture jaunasse de la montée d'escalier, s'assurant au passage que je n'avais pas d'animal domestique, surtout pas un chien, une machine à crottes comme il les appelle.
Chaque jour ouvré, le voisin guette le facteur, tape la causette avec lui, vérifie s'il y a des recommandés pour les habitants de l'immeuble. Si le postier sort de sa besace une lettre de ce type, le voisin prend l'air d'un matou ayant reniflé une souris, étend son cou fripé mode tortue des Galapagos pour tenter de discerner l'expéditeur, avant d'émettre des "ha!" et des "hum", parfois de faire de francs commentaires "Encore l'avocat! Je l'avais bien dit que leur mariage ne durerait pas. Quand on sait ce qu'on sait...!" ajoute-t-il en regardant le ciel, les lèvres pincées dans un faux sourire de travers, dans un "je m'comprends" silencieux.
Le jour des élections, l'immeuble jouxtant une école servant de lieu de vote, le voisin surveille et s'assure, que chacun a rempli son devoir. Lui a fait l'ouverture. Il vérifiera ensuite que le bureau ferme à l'heure officielle, mais dans le dos devant la porte et buste penché en avant, servant une autre de ses petites remarques en forme de lapalissade aux retardataires "l'heure c'est l'heure!".
Le voisin est un guetteur, un vigile, qui surveille tout et tout le monde, y compris les poubelles et les caves. Le malotru qui aura mis un sac mal fermé dans le container à ordures ou laissé par mégarde un objet insignifiant au sous-sol sera bon pour un mot écrit à la plume sergent-major dans sa boîte. S'il ne sait pas qui c'est, les petites interrogations matinales au bord du trottoir prendront des allures d'inquisition: "c'est vous qui avez mis un pochon ouvert dans les poubelles? Je vous rappelle que le règlement impose..." et blabla et blabla.
L'avantage d'être locataire, est de pouvoir déménager.
C'est marrant. Dans mon immeuble (60 appartements), je jurerais avoir vu ce genre de voisin-dictateur à plusieurs exemplaires... J'dois me tromper !
· Il y a plus de 9 ans ·astrov
Merci Astrov d'être passé par là et d'avoir commenté.
· Il y a plus de 9 ans ·Peut-être que ce genre de voisin se reproduit dans la captivité des immeubles?!
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