Le voleur de temps

hel

On a repéré le type tout de suite. Il avait pas fait trois pas, ne s'était pas encore avancé sur la place, que déjà on sentait comme un truc pas clair, quelque chose dans l'air qui nous a fait tourner la tête en même temps dans sa direction. Josse a jeté le mégot de sa cigarette par terre, une qu'il avait piquée à son père et qu'on se passait toutes les deux taffes, avant d'en rallumer une. Y'avait rien à craindre, puisque le père de Josse, à la base, il fume ça pour se dégager les bronches ou je-ne-sais-quoi. Si ça faisait du bien au père de Josse, ça pouvait pas nous faire de mal à nous. Bref, le type semblait comme statufié, je veux dire y bougeait même pas un sourcil ni rien, si bien qu'on aurait presque pu le prendre pour un mannequin que quelqu'un aurait posé là avant de l'oublier. On s'est mis à le fixer Josse et moi, attendant que quelque chose se passe et au moment où ça commençait à nous démanger et qu'on se décidait à aller voir le gus de plus près, comme par magie il s'est avancé de trois pas. On l'a trouvé encore plus louche. Il a regardé à gauche, puis à droite, puis trois pas de nouveau avant de s'arrêter.

Josse trouvait le type un peu couillon, c'est ce qu'il a dit.

— Hey, Titou, tu vois ce que je vois ? Ce type il a pas l'air net du tout, y'a comme un parfum d'embrouille qui m'arrive jusqu'aux narines. Tu le sens toi aussi ?

J'ai répondu que oui, que je le sentais. C'était sûr qu'il allait se passer quelque chose d'inhabituel. On avait pas peur, faudrait pas se méprendre sur notre compte, la frousse ça nous connait pas. C'était plus de l'attente, de la curiosité, même qu'on était un peu content qu'il se passe quelque chose pour une fois.

Le type a repris son manège, gauche, droite, et trois nouveaux pas. On s'est regardé à nouveau avec Josse, la vache ! C'est que notre zigoto, il devait bien mesurer dans les deux mètres, je le voyais déjà bien haut de loin, mais plus il se rapprochait plus ça le faisait paraitre immense, et pareil dans l'autre sens : des épaules de bûcheron. Encore deux gauche droite et six pas, et il allait se retrouver pile face à nous. J'avais pas la trouille mais pas trop envie non plus de me retrouver si près, sauf que Josse a dit qu'on bougeait pas, que c'était pas un trou du cul sorti de nulle part, qui allait nous virer de notre muret. C'est là qu'on a pensé que le gars il avait peut-être été débauché par Antoine, le fils du charcutier qui n'a de cesse de nous chercher des noises et de vouloir nous piquer notre muret. On savait pas, peut-être que le type c'était un de ses oncles, un client à son père, ou n'importe qui d'autre venu là pour nous faire chier. Alors non, pas moyen qu'on bouge. On a ramassé deux trois cailloux, discretos, qu'on gardait serré dans nos poing, et on a commencé à élaborer une tactique au cas où les choses se corsent. Un bœuf pareil fallait pas se louper, frappe simultanée au niveau du sternum histoire de le plier en deux, et de le finir à coups de pied dans la caboche. Quand il s'agit d'honneur, Josse y fait pas dans le détail et de toute façon y'avait pas dix mille manières de s'y prendre.

On était donc fin  prêts à en découdre quand le type est arrivé à notre hauteur. D'abord il nous a pas regardé, il fixait un point droit devant et on s'est demandé si ça serait pas juste un fada comme un autre finalement. Quand même on serrait bien nos pierres dans nos poings, dès fois que ça soit une tactique de sa part de jouer les ahuris. Mais non. C'est quand il a tourné la tête à gauche, là où on se tenait avec Josse, que d'un coup pof ! Il a fait comme un arrêt sur image. Comme si notre présence d'un coup l'interrompait. Il s'est gratté la tête, une tête toute lustrée sans un tif dessus, avant de nous sourire. Son sourire on lui a pas répondu, des fois que ça soit un vicieux qui essaie de nous attendrir pour mieux nous surprendre, voyez ? Sauf qu'après ça, il a repris à nouveau gauche droite, trois pas, regard droit devant. Bon du coup on s'est levé.

Josse s'est mis dans le même axe que lui, juste derrière don dos, à deux pas, droit devant c'était le clocher de l'église. J'ai pensé que c'était peut-être une autre forme de couillonade que celles auxquelles on avait déjà pensé. Du genre illuminé qui procèderait à quelque rituel, mais quand même ça collait pas trop à la carrure du personnage. Après j'ai pensé à ce que répète toujours la tante Berthe, la sœur de maman, qui dit que l'air, la manière et la chanson, bah parfois ça fait juste une sacré salade. Pour dire le gus il avait des airs et des manières, mais la chanson, on la connaissait pas encore.

Pour corser le tout, une fois arrivé à l'église, il s'est mis à changer d'air et de manière. Fini le gauche droite, les petits pas, et tout ça. Il a levé la tête, tout en haut, là-bas vers le clocher, posé le sac qu'il trainait sur son dos et s'est mis à déballer par terre tout un fatras de piquets étranges, qu'il a commencé à assembler entre eux.

Josse m'a flanqué un coup de coude dans les côtes, histoire de dire que ça tournait vraiment de moins en moins rond cette histoire, et on s'est rapproché un peu plus du type. Peu à peu, le fatras de piquets ressemblait de moins à moins à un fatras de piquets et de plus en plus à une échelle.

Josse s'est raclé la gorge avant de balancer un glaviot par terre, à trois centimètres du type, qui n'a pas moufté.

— Qu'est-ce que vous comptez faire avec votre foutue échelle, il a demandé.

— Que crois-tu que l'on fasse avec une échelle petit, a répondu le type.

Josse a viré rouge direct, voir limite violet. Le mon petit qui devait mal passer le connaissant, Josse il aime pas trop qu'on lui cause comme ça.

— Hé me prenez pas pour plus couillon que je suis, vous répondez pas à ma question.

Ça sentait clairement la menace. Le type a haussé les épaules.

— Grimper, petit, grimper.

— Grimper ? Où ça, et pour quoi faire ?

—Grimper jusqu'au clocher, jusqu'à l'horloge exactement, c'est la raison précise de ma venue ici, grimper et gommer les heures.

Avec Josse on est parti du même éclat de rire, à se pisser dessus. Un vrai fada, le gars ! Josse m'a donné un deuxième coup de coude dans les côtes, ce qui voulait dire cette fois qu'on allait s'amuser un peu.

— Gommer les heures ? Intéressant. Et comment vous comptez vous y prendre, y'a des gommes pour ça ? Montrez-nous un peu le matos quoi, c'est pas tous les jours qu'on en rencontre des comme vous !

Il a continué comme ça un moment, tandis que le type plaçait son échelle, tout en lui répondant que ça se passait pas comme ça, qu'il n'y avait pas de matériel spécifique, juste une aptitude à avoir que lui avait. On se marrait bien, si bien qu'on a même accepté de lui tenir l'échelle pendant qu'il grimpait et tout, qu'on l'a aidé à la démonter, à ranger son bardas, et qu'on l'a même accompagné jusqu'au bout de la place, en refaisant tout le même cirque, gauche, droite, trois petits pas. Rah vraiment je crois qu'on s'était jamais autant marré. Jusqu'à ce que le type parte, qu'on se retourne vers l'horloge avec tous ses chiffres gommés.

Je crois que ça fait plusieurs jours maintenant, mais qui peut dire vraiment ? Toutes les horloges, les montres, les cadrans et autres bidules ont perdu leurs chiffres. On a bien essayé de remplir le vieux sablier de monsieur Lichterman, mais à peine on met un grain dedans, que le sable, pof, disparait ! Même le soleil n'a plus bougé, depuis que le type est venu. On dirait bien qu'il nous a volé le temps. On a essayé de se rappeler avec Josse, et on nous y a fortement encouragé à coup de grandes taloches faut dire aussi, peut-être, peut-être bien qu'il a dit quelque chose, oui. Mais on rigolait tellement, on sait plus trop quoi vraiment.

  • Celle-ci fonctionne un peu comme un conte de fée. Y a ce truc d'émerveillé dedans, qui se transmet, d'un peu magique, je ne saurais pas bien dire, mais c'est bon, ça vient dans des régions d'enfance et ça fait des reflets. Merci.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Vie1

    thib

    • Hé mais c'est la tournée du père noèl, là ...Merci pour tout ça, les lectures les petits mots collés, c'est vraiment sympa, sinon j'ai écrit ça en une heure, c'était pur un défit, sans doute pour ça que je suis partie sur la notion de temps, et la voix un peu gamine, ce qui s'exprime sans doute plus facilement dans la spontanéité, j'ai tenté d'écrire une suite, je voulais enf aire une un plus grosse histoire, une plus grande magie, avec des trouvailles un peu décalées/surréalistes, et puis comme souvent je me suis essoufflée, mon gros problème le souffle, tenir dans la durée, je suis trop éparpillée, du coup oui ça reste comme un petit conte, je trouve aussi.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

    • :) m'a un peu inspiré, j'avoue, pour un que je suis en train d'écrire... du coup je ne sais pas si je vais oser le mettre là, mais je te ferais peut être parvenir, si tu veux, même si c'est un remerciement bizarre

      · Il y a presque 9 ans ·
      Vie1

      thib

    • hé mais c'est super chouette, je veux dire ose, enfin moi je trouve ça chouette, et puis on est tous un peu carnivores, on puise ici et là, quelque chose et ailleurs autre chose, et on en fait un truc à soit, entre autres choses.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

    • Vrai, et même c'est comme ça qu'on apprend, mais quand même, c'est plus facile avec les morts (pas gai ça). Ben faut que je continue un peu, c'est une longue, mais je t'avertirai (même si tu reconnaîtras certainement). Et puis un grand grand merci, alors.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • Belle idée que ce temps qui disparaît! J'aime beaucoup le ton donné au texte aussi

    · Il y a presque 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci Julia.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

  • quelle belle histoire, je l'ai dévoré !
    Elle est quand même dangereuse la cigarette du papa...elle a gommé les heures ! Cela dit, l'on aimerait bien que le temps s'arrête...quelquefois.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Ah ça oui, il file toujours trop vite...
      Merci pour cette lecture.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

  • Je vous remercie de votre passage ! Je lirai vos textes prochainement, ils ont l'air passionnant.

    · Il y a presque 9 ans ·
    1152x864 flower pink rose book mood

    Aurélie

    • De rien, c'était beau sans effet forcé, d'une belle simplicité et je clique tous les textes sur la mer, l'eau...
      Aucune obligation ;)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

    • Oh vous êtes fascinée par elle ? :)
      Je sais bien !

      · Il y a presque 9 ans ·
      1152x864 flower pink rose book mood

      Aurélie

    • On peut dire ça, oui, avec la curiosité de la voir aussi au-travers d'autres regards.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

  • J'aime énormément, j'ai été captivée du début à la fin !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • Chouette, merci !
      Je me questionne de continuer, je suis partie un peu en free style sur l'image d'une horloge gommée, mais je vois matière à exploiter.
      Merci encore !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

    • Oh oui, une suite serait top, vraiment le style est fluide, et il y a tous les éléments pour nous captiver ! Merci

      · Il y a presque 9 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

    • J'essaierais, on verra, mais merci beaucoup pour les encouragements.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Avat

      hel

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