L'école privée d'humanité

tantdebelleshistoires

Histoire vraie, la mienne

C'était pendant une récréation du mois juin, les jeux allaient bon train, je sautais à cloche pied dans la marelle quand subitement, je me mis à fanfaronner qu'à la prochaine rentrée, je ferais mon CM2 chez les frères.

Les cris cessèrent immédiatement et les autres fillettes

me regardèrent éberluées. 

- "T'as pas peur, lança la plus dégourdie après une longue minute de silence. De quoi j'aurais peur répondis je en haussant les épaules ?

- Bin, t'es pas au courant, là bas on coupe les oreilles des enfants pas sages, ma vieille."

J'en restais bouchée bée, en réalité je n'étais pas vraiment ravie de quitter ma petite école de campagne et mes copines et si je me vantais un peu c'était pour me donner une contenance, pour me persuader que cette institution où l'on m'envoyait était du tonnerre mais en réalité, j'avais la pétoche.

Deux mois plus tard accrochée à la main de notre maman, mon petit frère et moi pénétrâmes dans l'école au nom prometteur.  

En ce jour de rentrée, le grand portail vert était ouvert à deux battants dévoilant l'immense rond de fleurs aux allées soigneusement ratissées. Je ne pouvais détacher mes yeux des innombrables traits de râteaux tracés dans le sable blond ; je n'avais jamais vu un tel parterre multicolore avec un petit moulin au milieu et des nains de jardin sur la pelouse. A l'arrière-plan à l'ombre d'un vieux cèdre, il y avait un grand bâtiment de pierre, flanqué d'un large escalier. C'était majestueux!

Maman me tira de ma contemplation en m'entraînant sur le chemin de terre battue qui contournait le massif; des chèvrefeuilles formaient une voûte odorante et des noisettes étaient répandues sur le sol mais nous n'eûmes pas le temps de nous attarder car l'heure de la rentrée approchait. Nous pénétrâmes peu après dans une cour bétonnée dans laquelle s'élevait un petit château. Mes yeux s'écarquillèrent de surprise et je fus soudain bien intimidée lorsque je compris que ma salle de classe se trouvait là.

Ma nouvelle maîtresse était une vieille demoiselle revêche qui nous fit ranger sur deux lignes pour faire l'appel, elle regarda un instant par-dessus ses lunettes et repéra d'un seul coup d'œil, les trois pauvres égarés qui intégraient les rangs.

Elle était drôle cette nouvelle école, je m'en aperçus assez rapidement quand à la récréation, je vis la classe de 9ème, celle de mon petit frère, qui tournait en rond dans la cour. Ceci m'impressionna d'autant plus que la maîtresse nous mit en garde.

- "Voilà ce qui vous attend si vous n'apprenez pas vos leçons ou si vous chahutez » lança-elle narquoise".

J'avais franchement de la peine de voir mon petit frère, mains dans le dos, tête baissée qui marchait penaud derrière ses petits camarades, on aurait dit un prisonnier.

Je me rappelais avec nostalgie la cour de ma petite école, les cris de joie, les rondes, les courses folles et les grillons que nous dénichions dans l'herbe et je me sentis enfermée.

Chaque matin, un frère nous dispensait le catéchisme, nous enseignait la vie des saints et nous parlait des missions à Madagascar. Il nous montra ce pays sur une grande carte accrochée au mur. Il nous fit voir des photographies d'enfants noirs avec un gros ventre et nous dit qu'ils mourraient de faim. A ce titre un tronc circulait chaque semaine pour y déposer notre obligatoire obole sous le regard aiguisé des adultes et les œillades des autres enfants qui se haussaient sur la pointe des pieds pour voir le montant des générosités.

En entrant dans cette école privée, la messe elle aussi devint incontournable, chaque lundi, la maîtresse nous interrogeait pour vérifier notre présence l'office, ceux qui n'avaient pas participé recevaient une semonce publique où toutes les raisons étaient balayées. En petite fille obéissante et surtout craintive des conséquences, je me conformais chaque dimanche aux instructions de mes maîtres, persuadée que j'irais en enfer si je n'effectuais pas mon devoir dominical.

L'entrée en 6ème renforça encore la discipline, le professeur d'histoire-géo me prit d'emblée en grippe en ayant sans cesse quelque chose à me reprocher, j'avais beau m'appliquer, mes cahiers n'étaient jamais tenus à son goût.   

 Un samedi, j'occupais mon après midi de congés à réaliser une carte du monde, à la décalquer, à repasser les traits, à colorier, à inscrire les villes, les mers, les légendes. Ma carte était magnifique, j'étais d'autant plus fière de moi que j'avais reçu les compliments de mes parents pour ce travail appliqué. Le lundi, c'est donc en toute confiance et avec un grand sourire que je présentais mon travail à mon professeur mais celui ci la regarda à peine et sortit son stylo rouge pour barbouiller de sa pointe acérée ma jolie carte de géographie. Les larmes me coulèrent des yeux, de rage et d'incompréhension. Le professeur prétendit que cette carte n'était pas dessinée dans le bon sens et que je n'avais pas écouté les instructions, je reçus un zéro et une injonction de la refaire pour le lendemain. A 11 ans, je vécu cette sanction comme une grave iniquité et je me mis à pleurer de plus belle sans que cela n'amadoue le tyran.

Ma belle carte et mon énergie furent définitivement souillées de l'autorité malsaine de cet enseignant.

Je refis ma carte sur un bout de papier, à la verticale comme il le fallait, plus petite, minimaliste, sans envie, sans plaisir, une carte moche comme mon humeur qui se ternissait de plus en plus au fil des semaines et je la collais en colère sur l'autre, la belle.  

S'il nous manquait des fournitures scolaires, on nous incitait à nous rendre à la petite boutique de l'école afin de contribuer aux bonnes œuvres de notre institution. D'ailleurs, il était également de bon ton, outre le règlement de la demi-pension, d'être généreux avec les religieux en apportant des dons en argent, vêtements ou victuailles. Ma famille n'adhérant pas franchement à ce système fut aussitôt identifiée et nous autres les enfants un peu plus stigmatisés. 

La 6ème marqua également la fin de la récréation d'après déjeuner au profit du sport intensif, une heure durant, chaque jour nous enchaînions les paniers, les courses autour du stade, les tirs par-dessus le filet, coachés par des élèves de troisième qui  singeaient à merveille l'autoritarisme des professeurs. J'étais assez douée pour jouer au basket où du moins j'étais déjà grande pour mon âge et l'on m'intégra à l'équipe de l'union sportive de l'école où chaque mercredi nous disputions des tournois.

L'année de 5ème marqua le commencement de ma dégringolade scolaire avec des cours ubuesques. Un jeune frère qu'on avait du désigner d'office comme professeur d'anglais mettait en boucle une cassette sur un magnétophone, il avait institué un système de punition où à chaque mauvaise réponse il fallait lever un bras, puis l'autre, puis une jambe. C'est comme ça qu'un jour, un copain de classe se coucha au sol en protestation de cette pédagogie grotesque. Ce frère-là avait le béguin pour la prof de Maths, ils entretenaient des relations qui n'étaient pas que platoniques. Mon esprit en construction s'affolait de ces contradictions entre morale chrétienne enseignée par ces adultes et leur comportement affiché sous nos jeunes yeux.

Un jour en cours de sport, alors que nous courions depuis de longues minutes, je demandais au professeur de porter mes lunettes dans la classe car elles étaient recouvertes de buée. Elle me répondit moqueuse en faisant s'esclaffer les autres élèves que je n'avais qu'à installer des essuie-glaces. Rien de grave en apparence mais en réalité une petite brimade supplémentaire au sein d'un système dévalorisant. La fillette délurée devint craintive et muette.

Le moment que j'appréhendais chaque jour davantage était celui du repas. A midi-quinze, toutes les classes devaient être rangées devant le double escalier menant aux réfectoires. Nous nous tenions dans un silence complet, immobiles, scrutés du haut des marches par le corps enseignant qui nous toisait et dénichait invariablement les indisciplinés. Il n'était pas rare que le frère directeur donnât un coup de sifflet pour signaler un pauvre bougre qui écopait de vingt tours de cour au pas de course suivis de la mise au coin où il mangeait son repas debout.

A l'intérieur du réfectoire, assis aux tables qui nous étaient attribuées, les frères  désignaient en début d'année, des chefs « carrés » comme à l'armée, des petits chefs à la solde des adultes avec pour mission de faire respecter les règles. Dans les consignes, il y avait l'injonction de remplir les assiettes de tout le monde y compris de ceux qui n'aimaient pas le plat ; les assiettes et les plats devaient revenir vides en cuisine. Les chefs de carrés, de grands gaillards de 3ème dont quelques pervers  s'en donnaient  à cœur joie de refiler aux petits la nourriture que personne n'aimait. Pour ma part, isolée au milieu de grands, j'avalais, le poisson, le boudin, le foie, les épinards et autres trucs me donnant la nausée comme on avale des médicaments, tout rond avec de grandes quantités d'eau et des hauts le cœur.

Ces règles carcérales nous firent mettre en route tout un système de mensonges et de dissimulation pour vider les plats sans pour autant avaler la nourriture infecte.  A tour de rôle nous devions débarrasser les tables, j'appris sous l'exemple d'autres victimes, à écraser la nourriture exécrée entre les assiettes et à me dépêcher de porter ma pile à la plonge avant de me faire prendre. J'appris que je pouvais troquer mon dessert ou mes frites contre mon poisson pané, j'appris à dissimuler des bouchées dans mon mouchoir ou à les faire tomber sous la table. 

Je ne travaillais plus, mes notes devinrent catastrophiques et l'on me taxa de nonchalante puis de fainéante et enfin l'année suivante on s'interrogea sur mes capacités.

Et plus l'on me secouait, plus je rentrais dans ma coquille

La seule échappatoire était le basket que je finis par aimer, sans doute parce que lui seul me valorisait et me défoulait. L'année de la 4ème, après une série de tournois gagnants, nous fûmes consacrées championnes départementales avec photo dans le journal et remise de diplômes, une petite lumière dans un océan d'injustices.

En 4ème, le foutoir s'installa définitivement et j'eus beau faire équipe avec mon voisin de table tout aussi déboussolé que moi-même, nos notes restèrent médiocres. Pendant la récréation,  punis, nous étions consignés dans la classe pour recopier des lignes entières de verbes irréguliers ou de formules de maths ; par la fenêtre, il n'était pas rare d'apercevoir un petit garçon du cours préparatoire qui défilait honteux son cahier lié sur le dos sous les quolibets de la cour.

Un mercredi matin où une composition s'annonçait, je dus partir sur-le-champ avec mon équipe de basket pour un tournoi régional, une diversion qui venait à point nommée pour échapper au pensum. Sur deux bancs dans la camionnette, la bonne humeur régna tout le voyage et bien que nous ne soyons pas revenues gagnantes, cette aventure restera le souvenir le plus heureux de ces années passées chez les frères.   

Peu après, je me cassais une jambe et cet accident sonna définitivement le glas de mon année scolaire. Mes parents prirent enfin conscience du désastre et me firent quitter l'école pour redoubler dans un autre établissement.

Ce n'est que des années plus tard que grâce à une analyse, je pus mesurer les traumatismes induits par ces années spéciales, elles furent en grande partie responsable du manque chronique confiance en moi, de phobies, d'anxiété et d'aversions alimentaires qui me poursuivent encore aujourd'hui.  

  • Je peux imaginer, comprendre cette odieuse vie scolaire-religieuse que vous avez traversée ! La religion se méfie de l'éducation.
    Quoique, et pour apporter une note souriante: J'ai fait ma 3e et seconde dans un lycée-internat protestant en pleines montagnes des Cévennes dans les années 1960 : Le collège Cévenol, maintenant fermé. Deux très belles années, éducation ouverte, ferme mais à l'écoute, Bonheur !

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

  • Je te crois aisément. ..

    · Il y a presque 6 ans ·
    W

    marielesmots

  • Franchement à cette époque, certains enseignants manquaient quelque peu de psychologie et l'impact que cela pouvait avoir sur les enfants, assez devastateur ...est-ce que cela a vraiment changé ? Je n'en suis pas certaine... cela me rappelle un certain contentieux avec un proviseur d'un établissement dans lequel était mon fils, pourtant brillant élève. ..dans un échange où le ton avait quelque peu monté , car excédée par des brimades qu'il subissait, je m'étais permise de lui dire : " Monsieur, quand la psychologie sera au programme de l'éducation nationale, l'humanité fera un grand pas ..." et lui de rétorquer : : " comme vous y allez Madame... " je ne regrette en aucun cas mes paroles ...

    · Il y a presque 6 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci de ton commentaire Marie, la psychologie est encore inconnue de beaucoup d'enseignants, de cadres dans le milieu du travail...mais dans cette école ça allait bien au delà qu'un défaut de psychologie.

      · Il y a presque 6 ans ·
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      tantdebelleshistoires

  • Les blessures d'enfance nous poursuivent toujours.
    Les mots et l'amitié viennent nous consoler. Affectueusement, Nicole

    · Il y a presque 6 ans ·
    Version 4

    nilo

    • Les blessures d'enfance sont la source de névroses d'adultes et tu as raison mettre des mots sur un traumatisme et être soutenu par ceux qu'on aime et qui nous aime aide à comprendre et à panser les blessures. Merci Nicole, bisous

      · Il y a presque 6 ans ·
      Je t'aime (1)

      tantdebelleshistoires

  • Merci de vos commentaires Sy Lou et li-belle-llule. Ecrire sert à panser les blessures vous le savez. Ecrire cette histoire m'a permis de bien visualiser ce qui jusqu'alors n’était qu’anecdotes racontées presque en plaisantant.

    · Il y a environ 6 ans ·
    Je t'aime (1)

    tantdebelleshistoires

  • De telles blessures laissent des cicatrices indelebiles. On parvient à depasser les traumatismes, mais il est difficile de casser les atomatismes comportemebtaux générés par de telles experiences.

    · Il y a environ 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

  • merci pour le partage.
    il faut vomir cette histoire navrante.
    vous guérirez de vos blessures.

    · Il y a environ 6 ans ·
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    li-belle-lule

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