L'effaceur.

eukaryot

Depuis plusieurs jours, 'il étouffe, il trébuche et bute, il hésite et se carapate de chez lui dehors. Quelque chose qui cloche comme un vacarme, comme un caprice... Sa vie bien réglée régie règlementée s'est vue détraquée par un drôle de détail, un fichu phénomène. Il écarquille les yeux debout dans son salon.

Il y avait comme un fil enroulé partout dans sa maison. Un fil au crayon qui faisait des boucles et des détours, des nœuds et des carrefours. Bleu outremer, ce fil recouvrait les murs et le sol, et le plafond et les plinthes.

Alors qu'il inspectait circonspect, le fil courait le long de l'escalier qui mène au grenier jusuu'à la cave, en une arabesque intriquée et continue, en un labyrinthe crée par une ariane à la pelote emmêlée. Il savait que c'était lui qui l'avait fait, parce qu'il avait toujours à la main son crayon , mais il était incapable de savoir qui avait commencé. Lui, ou le fil. Ca roulait en gros galets très gris dans sa grotte mentale, il grognait et râlait.

Ca l'intriguait, lorsqu'il escaladait son très grand lit, recouvert de la fine dentelle bleue des taies jusqu'à la pointe des pieds sous les draps. Ca le titillait alors qu'il mangeait sur la table de bois vénérable recouverte de gribouillis, d'un seul tenant, d'une seule traite. Ca l'embêtait aussi, parce que le fil recouvrait son miroir comme une carte au trésor trop compliquée, il ne voyait son visage qu'à travers les creux et les déliés, comme une mosaïque démente bleuté. Ca le gênait pour se raser , d'une main, l'autre avait le crayon comme un talisman.

Le fil était également partout sur le toit, partout sur les tuiles, et sa maison avait l'air enroulée dans une toile d'araignée monomaniaque mal avisée, maladroite.

Ca lui trottait dans la tête, des tapotements de curiosité contre le coins de son crâne, qu'il imaginait tapissé du même fil fou. Chaque jour, le fil lui envahissait aussi l'intérieur de la tête, une boucle après l'autre, il n'y tenait plus.

Alors... Armé d'un effaceur, il entreprit de remonter le fil, de rendre sa maison et sa vie vierge, pure, comme un premier jour, comme une jolie mariée.

Après une recherche qui fut longue, et pas interessante à raconter,il finit par trouver le bout du fil. Il s'arrêtait curieusement au pied du long lit comme brodé, contre le mur.

Patiemment, il remonta le fil, comme sur des rails. Il aurait pu tout effacer, tout repeindre, mais il savait qu'il voulait savoir où tout ça avait commencé. Il voulait remonter sa vie, rembobiner ce fil, comprendre ! Pas à pas, il se donnait une peine pas possible, pour parcourir ce parasite qui prétendait partager sa vie !

A mesure qu'il avançait, il se souvenait de moins en moins. La bobine de ses souvenirs se perdait dans des brumes délétères. D'abord le repas d'hier. Puis le réveil de la veille. Effacés, envolés. Peu importe, il continuait.

Puis ce fut l'histoire de l'autre soir, et les mots au boulot du petit kapo képi son chef.

Puis les culs des adultes, et puis les refus futiles, et les billes lancées sur les filles.

La maison retrouvait son calme presque blanc d'antan. De moins en moins le trait, de plus en plus le mur. Il remonte, remonte, il est vide lui aussi, et finalement, il a trouvé alors qu'il a tout oublié. Il descend des yeux, de plus en plus pâle.

Son pied, disparu, jusqu'à la cheville, son effaceur entre les mains.

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