Les ailes de Lucie

laurencemarino

Quand Lucie m'a balancé que Pierre le comptable l'avait invitée à dîner, j'ai avalé de travers. Quand elle a dit qu'elle allait accepté, j'ai levé les yeux. Elle ne plaisantait pas. J'ai posé mes mains à plat en gardant mon bol au milieu. Ma prunelle gauche sautillait comme lorsque ma place de parking est squattée par un inconnu. Ça fait quinze ans qu'on est marié alors ses petits secrets, je les connais tous par cœur. Jamais je n'aurais pensé qu'elle me servirait ça sur un plateau au petit déjeuner.

Ma femme débarrasse la table. Elle s'approche, je l'enlace. Lucie me regarde froidement. Je n'ai rien compris. Elle attrape dans son sac une photo de sa mère. J'y comprends plus rien, ma belle mère, elle est morte l'année dernière. La grippe. Je hausse les épaules «  Oui et alors ? ». Lucie me demande de l'écouter. Elle est forte en parlotte ma belle. Depuis que sa mère est morte, elle s'est fait la promesse de vivre pleinement. La liberté. Je lui réponds qu'elle peut partir en vacances avec ses copines. Elle fait ce qu'elle veut, elle bosse tard. Mais pas un autre homme. Lucie se lève, m'embrasse et quitte le salon. J'entends sa voix «  Je te laisse réfléchir mais je voudrais ne pas avoir à te mentir. On mérite mieux ». J'ai filé au bureau. Le soir, j'ai laissé un message sur le répondeur, j'allais au squash. Lorsque je suis rentré, Lucie était endormie. 

Ce matin, je me suis levé avec la gueule de bois. Lucie fait la tête. Elle ne m'embrasse pas. Quand je l'entends claquer la porte d'entrée, j'ai la rage. Sur la table de la cuisine, «  Chéri, je t'aime vraiment très fort mais je suis un oiseau dont tu veux couper les ailes ». La garce, elle a le droit de vote, ça ne lui suffit pas. Ma mère m'avait prévenu. J'attrape mon téléphone «  Rien à foutre de tes ailes, je te quitte. Pas question d'être cocu. » La quitter ? Mais quel idiot, je l'aime ma nana. Je rappelle. « Chérie, je t'aime. »

La journée se passe au ralenti. Je rentre tôt pour mettre en place mon stratagème. Les vidéos de mariage sont dans le lecteur DVD, j'ai mis la musique de nos vingt ans, des bougies pour l'ambiance, j'ai pris une douche. La reconquérir, lui faire oublier son Pierre. Un jour, elle m'avait demandé « Mamour, t'en penses quoi des couples échangistes ? ». J'avais cru qu'elle me parlait des émissions de télé, des couples qui allaient tâter de la cuisse ailleurs. Mon mariage j'y tiens. Ma Lucie si je l'ai épousé c'est que c'est ma prunelle, ma femme quoi. Elle rentre encore plus tard que d'habitude. Migraine, pas envie d'en parler.

Le lendemain, je pose un congé. J'ai décidé de la suivre. Si jamais ils sortent en même temps, je les tue. Pas d'armes, mais le cric fera l'affaire. 
Vers 19 heures, ma belle brune passe la porte et me fait un signe de la main. « C'est gentil d'être venu. On va faire un tour ? ». Je démarre. Dans ma tête, je revois la naissance de nos deux enfants, les vacances en Espagne, sa boutique, le gîte en Ardèche, son bras cassé après une chute à cheval. «  Lucie, tu m'aimes encore ? ». Bien entendu qu'elle m'aime. Cela n'a rien à voir avec l'amour. Les sourcils noirs de ma femme s'agitent, ses mains fines forment des grands gestes. L'amour c'est autre chose qu'elle m'explique. L'amour, c'est nos brosses à dent collées, les emmerdements qu'on partage pour qu'ils soient moins lourds. L'amour c'est nos années qui viennent. Nos regards qui se croisent le matin au réveil. Lucie pose sa main sur ma cuisse. J'ai juste envie d'arrêter la voiture et de la culbuter sur la banquette arrière. Ce soir, je l'amène manger des sushis. J'aimerais qu'on cesse ces conversations. Lucie regarde par la fenêtre.

Deux semaines plus tard, elle rentre à la maison plus tôt. Elle se déshabille dans le salon. Devant mes yeux écarquillés, deux ailes d'ange. « Tu vois Chéri, ces ailes c'est pour que tu n'oublies jamais que je ne t'appartiens pas. Tu ne peux pas les couper, ni les empêcher de voler. »

Ma mère me le disait sans cesse « Lucie, source à ennuis ».

 

Fin

 

 

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