Les Cassoces (11)
arthur-roubignolle
Les Cassoces (11)
Les invalides.
C'est depuis l'arrière-grand-père Amédée Brougnard, blessé au Front (et au front aussi!) en 14, et devenu invalide à vie, que c'était devenu une tradition dans cette famille d'être éclopé. Depuis trois générations l'on se transmettaient comme un héritage précieux diverses formes d'invalidité, boitements, arthroses, tassement de vertèbres et autres joyeusetés. Invalidités certes légères et n'empêchant pas de vivre, mais invalidités toutes reconnues par les autorités sanitaires et ouvrant droit à des pensions confortables.
Les Brougnards étaient fiers de leurs invalidités, au mur du salon était d'ailleurs encadré le tableau des barêmes des pensions de la sécu, avec les pourcentages des diverses incapacités prises en charge. Chez les Brougnards l'on s'arrétait prudemment à des incapacités inférieures à 35%, au delà c'était trop risqué, pas question d'être un infirme réel, pas de paralytiques chez les Brougnards !
Les Brougnard n'auraient jamais acceptés d'être des gens normaux en pleine forme, ils auraient été obligés de travailler comme n'importe qui. Gens pratiques et de bon sens ils se disaient que ça ne sert à rien d'être en bonne santé si c'est pour ensuite se l'esquinter en travaillant...
Le dernier né des Brougnard étant hélas né sain et absolument normal, la famille lui cassa donc les jambes à coups de barres de fer pour qu'ils puisse lui aussi bénéficier d'une pension à vie.
Dans cette famille de cacochymes et d'impotents, être en bonne santé était synonyme de malheur...
Lorsqu'ils faisaient des courses au supermarché, les Brougnard exhibaient (non sans un certain air de supériorité) leurs cartes d'invalidité leur donnant droit de garer leur voiture aux places réservées. Ils signifiaient ainsi à tout le monde leur droit d'exister et affirmaient leurs prérogatives de mal-foutus chroniques...
Un jour, ils chassèrent à coups de cannes et de béquilles un couple qui s'était garé par erreur sur une place réservée. Il y avait certes 50 autres places réservées libres, mais celle-ci était précisément la leur, LEUR place réservée auto-attitrée depuis des années.
La foule assemblée sur le parking conspua ce couple de malotrus et vint encourager les Brougnard en train d'asséner force coups de béquille dans la gueule du couple fautif... Une dame s'exclama: « Si c'est pas malheureux de voler la place de pauvres handicapés ! » Un monsieur s'adressa au couple : « Si leur place vous intéresse, prenez donc aussi leur handicap ! ». Une autre dame, outrée dit : « Si c'est pas honteux tant d'incivisme ! ».
Un malheur s'abattit sur les Brougnard un jour. Un inspecteur de la sécu décida que l'aîné, le grand Raymond pouvait quand même travailler dans un CAT au lieu de passer ses journées à boire sa pension au bar du quartier.
La famille se concerta : comment échapper à cette tuile ? Personne n'avais jamais travaillé dans la famille, de père en fils et de mères en filles on y était tous pensionnés. Il n'y avait eu que l'oncle Hubert qui avait dérogé à cette règle, un jour il était parti travailler. Mais heureusement, dès sa troisième journée de travail, et se ressaisissant enfin, il était tombé de son échafaudage, il jouissait désormais d'une confortable pension comme les autres membres de la famille. Certes, ses deux jambes foutues étaient un prix assez lourd à payer et tante Euzébie lui en faisait souvent la remarque acerbe : « Hubert, t'as été con, une simple sciatique t'aurais permis de toucher la même pension, t'avais pas besoin de t'esquinter comme ça ! ».
Finalement les Brougnard trouvèrent une solution astucieuse pour le grand Raymond. Ils le déclarèrent handicapé mental en plus d'être déjà handicapé physique. Déclaré neuneu à 90 % et boiteux de naissance il toucherait double pension et échapperait au dur travail des CAT !
Les Brougnard s'étaient résolus à cette solution non sans réticence. Le handicap mental n'était pas leur spécialité, ils trouvaient ça moins noble que le handicap physique. Chez les Brougnard on avait son honneur, boiteux des jambes oui, mais boiteux de l'esprit non !
De plus, les pensionnés pour handicap mental devaient se soumettre à des contrôles permanent de la part des psys, c'était la condition pour obtenir leur renouvellement de pension. Tandis qu'avec le handicap physique, on avait la pension à vie et personne ne pouvait la remettre en question (sauf guérison miraculeuse à Lourdes, mais les Brougnard évitaient soigneusement d'aller là-bas...).
En plus, les pensionnés pour troubles psychologiques étaient forcés de prendre des médicaments qui très souvent les rendaient neu-neus pour de bon...
La vie des Brougnard aurait pu continuer ainsi longtemps, mais un jour qu'ils étaient tous en vacances au ski, leur cabine de téléphérique se décrocha et fit une chute de vingt mètres. Ils se retrouvèrent à l'hôpital. A leur sortie, ils étaient tous en fauteuil roulant. Le père Brougnard, amer, regarda sa famille et dit : « Ben merde, nous vl'la tous devenus de vrais handicapés maint'nant ! »
La mère Brougnard, optimiste de nature dit : « Ben au moins on aura plus besoin d'faire semblant, de toute façon les voisins commençaient à avoir des soupçons et menaçaient de nous dénoncer à la sécu ! ».
Le mieux dans l'histoire c'est que l'oncle Hubert retrouva l'usage de ses jambes dans la chute du téléphérique. Il voulut aller à Lourdes remercier la Sainte-Vierge de ce miracle. Mais comme on lui avait sucré sa pension d'invalide, il ne put payer le train pour y aller.
Il décida donc de reprendre un boulot et de retomber d'un échafaudage...
Il y allait de l'honneur des Brougnard!
Handicap ou pas cap, les Brougnards ont choisi. Ils ont validé l'invalidité.
· Il y a environ 5 ans ·Chris Toffans
"Les Brougnards" ... Une métaphore de la France post Mittérandienne ? :o)
· Il y a environ 5 ans ·daniel-m
Non, plutôt post-chiraquienne (c'est de circonstance)
· Il y a environ 5 ans ·arthur-roubignolle
Soit, perso je persiste à dire post-mitérrandienne et pré-chiraquienne. Le pire c'est entretenir les cassoces pour préserver la paix sociale. Là ça devient criminel.
· Il y a environ 5 ans ·daniel-m
En vacances ils devaient certainement séjourner dans une pension de famille.
· Il y a environ 5 ans ·yl5
:)
· Il y a environ 5 ans ·arthur-roubignolle
On peut dire qu'il y a de la détermination et de la constance chez les Brougnards, retomber une deuxième fois d'un échafaudage c'est courageux :) chacun sa vision !!
· Il y a environ 5 ans ·marielesmots
Des obstinés c'est sur...
· Il y a environ 5 ans ·arthur-roubignolle
Tordant :)
· Il y a environ 5 ans ·J’adore cet humour, cette dérision...
Il m’est arrivé de me garer sur une place handicapée par erreur. En effet, il faisait nuit, le marquage au sol peu distinct et surtout, j’amenais un proche dans un état grave aux urgences où j’ai passé la nuit. Le lendemain, j’ai retrouvé ma voiture rayée probablement avec une clé. Donc, ton histoire me rappelle la mienne et je me vois bien houspillée par ces Brougnard :)
Sy Lou
Oui, faut faire gaffe ou on se gare, prompt sont les gens à te faire la morale et on a plus droit à l'erreur de nos jours
· Il y a environ 5 ans ·arthur-roubignolle
Je ne me gare jamais sur les places handicapées. Je n’écrase que des places valides pour les handicaper. :o))
· Il y a environ 5 ans ·Hervé Lénervé
Ton civisme t'honore Hervé!
· Il y a environ 5 ans ·arthur-roubignolle
Cynique, oui! Civique, non ! :o))
· Il y a environ 5 ans ·Hervé Lénervé