les indiens à roulettes

Giorgio Buitoni

A midi, je rejoins le supermarché d'à coté.

Je me plante devant le rayon des produits étiquetés « fast », « rapide », ou « sur le pouce ».

Les produits calibrés pour le midi spécialement pour les salariés comme moi. Chauffez deux minutes au micro onde, avalez en trois. Plats cuisinés, box, sandwichs, salade. Une farandole de couleurs, de plastique, de boite en carton, contenant ce qui à l'origine devait être des aliments sains. Des portions de cosmonaute prêtes à être expédiées dans l'espace. Crevettes et riz a l'espagnole, pattes à la carbonara, poulet au cinq parfums et riz Basmati, Un choix attrayant de cancers de toutes sorte, estomac, colon, cerveau…

Mangez vite et mourrez lentement.

Je fume alors je ne peux pas me plaindre non plus.

Je peine à choisir mon suicide à emporter et on s'agite autour de moi. D'autres veulent leur dose de sulfate et d'huile de palme, et moi je traine a choisir mon plat rapide, une vraie honte. Je me décide finalement pour une ration de crudités sous vide avec fourchette en kit.

Je passe à la caisse automatique qui me dit « bienvenue » avec la voix off de la roue de la fortune. Bientôt, elle connaitra mon prénom en détectant la puce de mon téléphone portable, et elle dira  : « Bienvenue Georges ».

« Bienvenue Laura ».

« Bienvenue Paul ».

« Posez vos articles sur le tapis Georges ».

« Trois euros Georges ».

« A bientôt Georges ».

La caissière idéale.

Jamais malade, jamais enceinte, bénévole, toujours de bonne humeur.

Et puis ils lui colleront une perruque et un badge avec un prénom dessus genre Patricia, Claudia, Natacha, et plus personne ne fera la différence avec une vraie. Sauf quand le logiciel déconnera et qu'elle se mettra à appeler tous le monde José.

Ce midi, il fait beau, je vais gober ma ration de l'espace dans le petit parc près des bungalows des handicapés moteurs. Ça ressemble à un village de vacances en bord de mer sauf que si vous habitez là c'est que vous allez crever. C'est une sorte de réserve pour les personnes atteintes d'une de ses maladies dégénératives qui vous digèrent les muscles des jambes, des bras et tout le reste en quelques années. Un mouroir luxueux pour myopathes en fin de vie et autres malades condamnés en fauteuil roulant.

C'est ici que vivent mes petits indiens à roulettes.

Le centre de leur résidence abrite un merveilleux petit parc a la japonaise. Les bancs sont confortables. Les cerisiers à fleurs sont majestueux et les allées bien entretenues pour que les fauteuils des résidents puissent rouler. Il y a même un petit pont rouge courbé au dessus d'un étang artificiel, avec des feuilles de nénuphar dedans, des roseaux et tout. L'Asie plus vraie que nature. La municipalité a fait ça bien, ils ont dépensé sans compter pour le confort de mes petits peaux-rouges.

Bien sur, les bancs dans le parc, les résidents des bungalows ne s'y assoient pas. La plupart peuvent à peine remuer. Alors, ça laisse le champ libre aux salariés des boites alentours. Si pour mes petits indiens cet endroit c'est un entrainement au paradis, une dernière douceur avant le grand saut, pour moi et les initiés qui connaissons l'accès par le petit portillon discret dans la ruelle adjacente, c'est une zone de résistance et d'oubli entre deux photocopies, une pétition pacifique contre maitre Kanter et ses brasseries bruyantes ou s'entassent nos collègues chaque midi, une utopie hors du temps au milieu des cerisiers, des arbres de Judée, et des jacinthes sauvages.

Une vraie pause.

Je m'installe donc sur mon banc favori au centre de la grande place bordée de pivoine et de cerisiers vers laquelle convergent toutes les allées goudronnées de la résidence. C'est le point de ralliement de mes petits indiens. Quand l'infirmière donne le signal, ils sortent de leur réserve et c'est ici qu'ils s'attroupent avant d'aller chercher leur plateau repas dispensés par l'infect restaurant d'entreprise d'à coté. A midi trente, tous les jours, au centre du parc.

Ils ne vont pas tarder.

Les baies vitrées de la plupart des bungalows sont grandes ouvertes, leur longues voilettes flottent comme des drapeaux à l'extérieur. La femme de ménage termine d'astiquer et d'aérer tous les tipis avant l'heure des plateaux repas. Je la vois qui roule son gros aspirateur industriel gris entre deux bungalows. J'ouvre la belle boite en plastique de ma « Fast salad », puis la petite ration de sauce vinaigrette en sachet plantée dans mes feuilles de laitues livides. Je verse. J'assemble la fourchette en kit encastrée dans le couvercle. Je mélange, c'est prêt.

Ça y est !

L'infirmière résidente s'avance a l'entrée du parc. Elle regarde sa montre. Un coup de sifflet retenti. Le départ est donné. Les premières portes s'ouvrent sur les façades blanches des bungalows. Les concurrents apparaissent aux embrasures. Ils surgissent tout autour de moi aux commandes de leurs bolides électriques, les bras maigres comme des pattes d'insectes rivés au levier de leurs fauteuils et les lunettes sécu triples foyers tournées vers l'horizon.

Je reconnais quelques un d'entre eux.

Muriel prends un bon départ. Elle déboule du bungalow trois et propulse son chariot dans l'allée ouest vers le centre du parc. Muriel est atteinte du syndrome de Stark-Kaeser, une forme particulière d'amyotrophie spinale.

Derrière moi, Mickaël de la grande tribu des myopathes, échappé du bungalow numéro 8, prend la deuxième position. Mickaël qui a cessé de marcher à l'âge de 9 ans, et qui sera mort dans 5, peine a piloter son fauteuil entre les massifs de jacinthes de l'allée Nord, désavantagé par une pente légère.

Muriel Stark-Kaeser, madame jambes en mousse, est toujours en tête, talonnée par Jean-Claude le myopathe qui roule plein pot derrière elle sur l'allée centrale, la tête inclinée sur l'épaule comme si un terrible vent de travers soufflait sur son fauteuil.

J'aperçois Patrick et sa Maladie de Charcot à ma gauche, Nathalie de la même tribu, pas loin derrière.

Et Ignace qui prend la tangente sous les cerisiers à fleurs avachi sur son beau fauteuil chromé.

Tous filent vers moi et mon banc.

Muriel arrive la première sans surprise. Son corps filiforme, recroquevillé sur lui même semble vouloir retourner à l'état de fœtus. Elle me reconnaît et écrase maladroitement les paupières de son œil gauche pour me dire bonjour à la cool. Clin d'œil que je lui renvoi augmenté d'un sourire.

Les autres arrivent à sa suite.

Mickaël et ses épis dans les cheveux, Ignace sur son chariot d'argent, Patrick avec sa veste de survêt du Milan AC et son dossier de fauteuil en minerve qui maintient sa tête droite. Peu à peu, ils sont tous là, agglutinés autour de moi. Le ciel saupoudre sur leurs cheveux des flocons de pollen cotonneux et transparent dans les rayons du soleil.

Patrick triture le petit pilon noir qui commande son engin avec son bras de momie et roule vers moi. Patrick avec son corps tout en os et sa tête maintenue au garde à vous qui lui donne un air si fier, un je ne sais quoi d'impérial. Patrick et son fauteuil décoré d'un gilet jaune fluo d'automobiliste et d'un autocollant « ni pauvre ni soumis » collé sur la batterie. Patrick, mon pote, mon indien a roulette qui comme la plupart des résidents ne pourra bientôt plus pousser le manche de son fauteuil pour participer à la course aux plateaux repas : dégénérescence du système nerveux responsable de la motricité. Atrophie musculaire, altération de la parole et de la déglutition, paralysie totale, arrêt du système respiratoire, décès. La biographie de Patrick.

- Gnalut Gnorges gna va ?

- Hey ! Patrick ! Ca roule ?

- Ooui, gna oule mais Pplus très wite

- Faut changer les piles du fauteuil vieux !

Sa bouche se tord en rictus bizarre. Il se marre.

- Alors tu as fait comme je t'avais dit avec Muriel ?

- Ooui, gnais elle weu pas

- Non ? elle est dure en affaire.

Patrick veut toucher les seins de Muriel avant que sa main ne fonctionne plus. Je lui ai dit l'autre fois de la faire rire, et de lui demander gentiment après.

- Gnan Gnest Pas ça, gnais gne Peut PPas gnouger gnon Bras et gnelle gnon PPlus.

Je designe du menton l'infirmière au sifflet qui a rejoins l'attroupement de chariot au centre du parc, a coté de nous. Et je dis :

- Essaye de ploter l'infirmière.

Nouvelle grimace. Patrick est hilare. Ca racle un peu dans le fond de ses poumons. L'infirmière un peu hommasse s'approche de nous et attrape les poignées du fauteuil. Elle me jette un regard vert et gentil.

- On va manger Patrick ? Tu viens. Muriel t'attends.

Clin d'œil entendu de l'infirmière. Au prénom de Muriel, les yeux de Patrick scintillent comme si le solde de ses forces remontait du fond de ses mirettes bleues, on jurerait à cet instant qu'il va se lever et se mettre à courir. Il percute le manche du fauteuil de son mandibule quasi mort et l'engin tourne d'un quart de tour.

- Gnaut gne gny aille Gnorges, Gnuriel Gnattends.

- Oui, fonce Patrick, et pense à ce que je t'ai dit.

Clin d'œil de Patrick. Bziiii. Il s‘éloigne et rejoint Muriel qui lui sourit de traviole. L'infirmière me regarde en secouant la tête. Je dis :

- Comment va Patrick ?

- Il respire mal.

- Merde…

- Comme vous dites, bientôt on devra le mettre sous appareil.

- Lui qui voulait toucher les seins de Muriel...

- Ah, c'est vous qui lui avez fichu cette idée en tête ?

- Non, c'est son idée mais je l'ai conseillé pour qu'il parvienne à ses fins.

L'infirmière a un sourire maternel, mais fugace.

- Je crois qu'il vous aime bien.

Sans plus de politesse, elle me tourne le dos et me présente ses larges fesses.

"Allez on y va ! Ya de la purée ce midi, j'éspère que vous avez faim !, cri-t-elle."

Et un « Gnoui ! » général retentit au milieu des cerisiers et du pollen tourbillonnant.

Le convoi de fauteuil reprend sa route sous le soleil, lentement, comme une caravane fatiguée. Direction l'abominable restaurant dealer de plateaux repas.

Je vois l'infirmière qui s'approche des chariots de Muriel et Patrick accolés comme deux mésanges au printemps. Elle chuchote quelque chose à l'oreille de Muriel. Muriel qui retourne a l'état fœtal mais dont la poitrine encore digne rappelle la femme qu'elle a du être, une belle femme. Et là, je vois l'infirmière attraper le bras décharné de Patrick pareil aux bras maigre de ses automates qui assemblent les voitures, et l'étendre jusqu'au fauteuil de Muriel vers ce qui, je le suppose, doit être l'endroit ou se trouve ses nichons. Pendant une seconde le bras de Patrick fait un pont entre les deux fauteuils. Puis l'infirmière le replace sur l'accoudoir. Patrick rougis.

Je souris.

Ma salade javellisée est couverte de pollen poilu, mais ce n'est pas grave.

  • Voir le monde à travers le prisme de vos yeux fait du bien. Merci

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

  • C'est très mignon comme histoire, pleine d'affection.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Marie Cornaline

  • Très bon texte, si bon qu'on a l'impression que c'est du vécu. J'aime bcp l'idée des portions de cosmonaute au rayon Leclerc et la chute de ce texte est bien trouvée, excepté pour moi le mot "Nichon" pas digne de votre style ni même du ton utilisé par le narrateur. Pour moi ça casse un peu le truc, mais ce n'est que mon opinion

    · Il y a plus de 10 ans ·
    1

    blonde-thinking-on-sundays

  • Un texte superbe qui donne envie de croire en la vie malgré l'évocation d'un monde moderne très peu sympathique et surtout celle de la mort à l'oeuvre parmi les courageux petits indiens à roulettes.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    arzel

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