L'essence première

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Suite de "Aux rochers du Vieux-Chêne", d'après une libre interprétation des Jumeaux de Salomon de Bray. En collaboration avec Ade.

Quand Elisabeth apprit qu'elle était enceinte, Zacharie, son mari, se rendit dans la petite église. Il supplia le Seigneur d'exaucer ses prières, pour que les futures récoltes abondent et leur permettent de baptiser le nouveau-né dignement. Mieux, que ce soit un garçon. À l'évidence, il aimait sa fille Marie. Toutefois, il s'angoissait à l'idée que les maigres arpents arrachés au gentillâtre local, grâce aux tourments de la Révolution, ne tombent entre des mains indélicates à la faveur d'un mariage opportuniste. Il passa par prudence chez Pierre, le rebouteux. Il avait la réputation d'être en relation avec les entités que le christianisme tut sans les chasser des intelligences simples. Le panthéisme restait un appui pour se préserver des disettes, du gel tardif ou des épizooties.

Plus d'un couple recourut à celui qu'il fallait appeler sorcier, dans l'attente de mettre un terme à des stérilités que le curé était incapable d'endiguer. Il se disait que de nombreuses couches ne tenaient pas du miracle et que les reins du guérisseur labouraient plus d'une entrecuisse, concédant au cocufié la possibilité de transmettre la terre nourricière porteuse de semences. Il pénétra dans l'antre, un méli-mélo de bric et de broc et fut saisi à la gorge par une saveur âcre, mélange de concoctions à base de viscères, d'un bestiaire de fœtus et de plantes macérées aux vertus abortives, précieuses alliées pour mettre fin au trop-plein d'ivresses interdites. Zacharie expliqua son irruption. Lui et son épouse atteignaient l'âge quasi-canonique de trente-cinq ans. Ils arrivaient, à l'aune de leurs vies faites de privations et de labeurs acharnés, à extorquer les moissons des fentes humiques, à l'ultime chance d'avoir un descendant mâle. Il prit place près de l'âtre et on lui coupa une poignée de cheveux à l'aide d'un couteau émoussé. Puis Pierre entama des incantations qui tenaient de la vocifération borborygmique, de l'introspection chamanique et de supplications mystiques.

Il faut croire que le veau promis en cas de succès motiva les mânes. À la naissance de Jean, quelle stupéfaction pour l'accoucheuse de voir un deuxième bambin poindre ! Ses parents le prénommèrent Baptiste.

Si dans les premières semaines, les jumeaux furent fêtés avec faste, l'inquiétude s'invita sans délai. Tandis que Jean prenait des airs de poupon repu, fatiguant sa mère à réclamer son sein, Baptiste était atone, comme détaché de toute attraction terrestre. Il faisait peine à voir. La prévenance et l'affection qu'on lui portait n'entamèrent pas son inexorable descente létale qui l'amena vers l'univers des chérubins. À son enterrement, son double babilla les yeux levés vers les cieux.

De tout cela, Jean n'en conservait aucun détail. Il craignait désormais de quitter son asile. Quand il fut seul, par désœuvrement plus que par curiosité, il se mit à fouiner. Dans une boîte à biscuits juchée au-dessus d'un bahut, il s'empara d'un mouchoir où y était brodé Baptiste. Muni du tissu, il se précipita en claudiquant chez sa grand-tante Geneviève. Cette aigrette, à quatre-vingt-quinze ans, se tenait droite comme un i. Elle était la chronique de la famille. Dotée de toute sa tête, elle narrait son adolescence comme domestique chez un aristocrate aussi pervers que décati honoré lors des combats des Flandres et du Rhin sous le Roi-Soleil. Elle lui confia comment ses parents s'effondrèrent à la disparition de son frère et insista sur deux épisodes. La nuit qui s'ensuivit, un déluge de météorites sans précédent fit craindre aux plus bigots les pressentiments d'une vengeance divine. Le lendemain, Jean commença à préoccuper son entourage. Une fièvre occulte s'abattit sur lui. La vitesse avec laquelle sa santé se dégrada les stupéfia.

Au cours de la soirée, la partie de trictrac avec Louise-Marie terminée, il s'excusa et rejoignit son alcôve. Jean resta éveillé jusqu'à l'aurore, essayant de comprendre quels pouvaient être les liens entre la perte de son alter ego, sa constitution fragile et sa rencontre dans la lande.

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