Lignes brisées
hel
« L'histoire de ma vie n'existe pas. Ça n'existe pas. Il n'y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai, il n'y avait personne. »
L'amant, Duras.
Elsa
Je ne sais pas quand c'est arrivé, ni même s'il y a un « quand ».
Quand ? C'est peut-être toujours.
Parfois je me demande, mais au fond je ne sais pas.
Ce que je sais, c'est que quand je regarde autour de moi la plupart du temps je ne sais pas comment je me retrouve là où je suis. J'en ai une idée d'à peu près évidemment, dans le sens de l'enchainement des événements. Mais pour ce qui est de ma part de volonté, de décision, cette par là a la courbe de l'interrogation.
Je ne suis qu'une petite barque qui dérive gentiment, qui se laisse conduire au grès des courants, qui se laisser submerger parfois, qui pourrait presque se laisser submerger pour de bon, mais qui continue de flotter pourtant.
C'est l'histoire de quasi toute chose qui me concerne : je ne sais pas.
Pourquoi j'ai peint les murs de la cuisine en rouge.
Ce que je vais faire demain.
Ce que l'on mange ce soir.
Qui est vraiment cet homme qui s'allonge à côté de moi chaque soir depuis dix ans.
D'où viennent les vaguent qui me secouent et m'agitent le ventre, avec ce pressentiment, cette certitude, qu'un danger qui ne se matérialise jamais, va éminemment voir le jour.
Je ne laisse pas les enfants s'approcher des fenêtres, même pour un salut.
J'ai l'angoisse de leur chute nichée dans mes entrailles depuis leur premier battement.
Non. Avant même leur premier battement.
Je ne les laisse pas traverser sans accrocher leur main, alors qu'ils ont l'âge d'être encouragé à le faire seuls, ce dont j'ai conscience.
La conscience est une chose, l'angoisse une autre. Plus forte, plus tenace.
Je sais très bien aussi que là où je ressens le besoin de les protéger, je les handicape. Tout ça donc, je le sais. Parfois j'arrive même à me raisonner. Je sais aussi que ce n'est pas leur main que je tiens ainsi dans le creux de ma paume mais mon angoisse. Je lâche quelques centimètres, je fais l'effort de prendre sur moi. Un jour, ou peut-être deux. Puis ça me reprend, j'accroche leur main à nouveau. Sans même y réfléchir, par habitude ou peut-être parce que je respire mieux leurs paumes collées à la mienne.
Je n'agis pas comme cela pour tout et toutes choses.
Mais il demeure un rien d'animal dans ma manière d'être mère. D'animal dans ma manière d'être femme, d'être avec les autres, d'être tout court. D'irraisonné, d'instinctif, de nature qui me domine.
J'hume. Je renâcle. Je flaire. Piste. Reste sur mes gardes.
J'ai mon territoire, mes habitudes. Je n'y déroge que rarement. Très rarement. Chaque évènement inattendu, chaque surprise, est accueilli par un sentiment de panique. Oppressant avant même d'avoir été éprouvé.
Il y a cette contradiction magnifique dans ma façon d'organiser, anticiper, gérer, mais dans le plus grand flou, au compte-goutte, dans l'instant. L'instant toujours. Dans l'anticipation permanente, mais jamais dans la projection encore moins dans la construction.
Je suis dans l'instant, c'est ça.
La survie.
La survie de quoi ?
Je ne sais pas.
Quelque chose d'hérité, un vieux traumatisme, ou l'ensemble de toute chose…
La vie même ?
Donc je survis.
Aux jours qui passent, à la nouvelle dizaine que j'accroche.
Aux intentions qui se profilent pour l'occasion et me glissent dessus comme l'eau de pluie, en moins agréable peut-être. En plus violent, très certainement.
J'aimerais me réjouir puisque les autres me semblent l'être : réjouis, réjouis de l'occasion, de l'occasion qui réjouit, réjouis, jouasses, joyeux. J'appuie dessus comme je le ressens, comme je sens qu'on attend de moi que je le joue, que je me réjouisse.
Manquerait plus que je fasse la gueule devant tant d'attentions.
J'aimerais sincèrement y arriver, être capable de légèreté, de ce contentement que j'observe chez les autres quand il s'agit de leur jour majuscule.
Je ne retiens qu'une nouvelle ligne esquissée sur mon front, qui marque un peu plus son empreinte, creuse son trait, fait sa place l'air de dire qu'elle s'installe là pour un bon moment.
Ce n'est pas tant le trait qui me crispe, c'est sa sévérité.
Est-ce qu'on finit par porter son parcours sur son visage ?
Est-ce que l'on porte aux traits quelque chose du dedans qui s'imprime peu à peu au-dehors, est-ce que c'était là déjà, ou juste un nouveau trait naissant ?
Je ne me reconnais pas plus que je ne sais vraiment ce que je porte.
Ce n'est rien évidemment, qu'un trait, qu'une petite ligne qui me barre le front. Qui marque l'habitude des yeux levés au ciel, des grimaces expressives qui ponctuent le cours de mes monologues intérieurs. Il suffirait d'y laisser pousser une frange. La frange m'a toujours donné des airs de gamine et de l'espièglerie dans l'œil.
Ma main hésite un moment à se saisir d'une paire de ciseau.
Je coupe aussi droit que j'avance. Je renonce.
J'aime avoir le front dégagé, rien qui ne s'égare dessus.
Heureusement les enfants, leurs sourires et chuchotis cachotiers, leurs attentions de rien bricolées, leur art naïf et sincère, ça me fait de vraies béquilles en plus de quelques badaboums pour affronter les réjouissances qui doivent réjouir. Les choses sérieuses.
Parfois je sais.
Je sais que j'aimerais à cet instant prendre la route pour n'importe où d'imprévu, herbacé et vert, rocailleux, d'ombragément immense, de vertiges et d'aplomb, et pique-niquer de rien, et encore respirer les hauteurs, paresser allongés dans l'herbe, le soleil grand au-dessus. Rentrer tard, ne pas rentrer. Paumes mêlées, paumes lâchées dans le grand air. Angoisses envolées au vent des hauteurs.
Je sais ce que je voudrais. Je ne sais pas m'en donner les moyens. Le manifester disons. Dire, énoncer, m'autoriser le mot.
J'ai pris l'habitude de faire la barque, de me laisser guider.
Marc a sorti son costume clair des jours de printemps. Des jours de fête.
Je passe nonchalamment du peignoir au jean tee-shirt.
Non, bien sûr que non. Où ai-je la tête ? À l'envers, à la mélancolie, à l'envie de noyade, barbée déjà, à fleur de tout et de rien, à gros bouillons prêts à jaillir mais retenus par des vannes triples verrouillées, à l'espoir d'une urgence de dernière minute, d'un pneu crevé, d'un que-sais-je qui n'arrivera pas.
Je ne dis pas. Je mets une robe claire des jours de printemps. Des jours de fête.
Cintrée à la taille, et qui fait des pétales autour des guiboles.
Une margueritte.
Déguisée.
Une pomponette, une jolie clochette, une cloche tout court.
Tout fané dedans, mais regard réjouis des réjouissances du jour majuscule.
J'espère beaucoup de champagne, des litres, des seaux et des océans, me faut au moins ça pour jouer les pâquerettes égayées jusqu'au bout du jour majuscule.
D'abord la route, mes crispations d'angoisse accrochées à la portière qui ricochent sur le visage de Marc en maussaderie, en refrain connu du déroulé de kilomètres mangés chaque semaine par ses déplacements et du nombre zéro de ses accrochages.
J'argue le jour réjouis des réjouissances, ma grande majuscule, pour faire descendre instantanément les km/h qui s'affichent au compteur.
La peur de la vitesse, aussi, mais pas que.
L'aucune envie d'arriver jamais à la villa proprette, à son gazon synthétique vert à chier carré, à son portail de simagrées raccord à tous les autres portails alentours. Puis les tontons, les tatas, les papa-maman, les amis, qui ne sont pas les miens en tous points.
On arrive quand même.
Dans ma robe marguerite de mon jour majuscule je me sens sans doute dans le même état qu'un vieux cabot de la SPA habitué à ses barreaux et qu'on submerge de panique à force d'attention. La bave et les crocs sortis en moins, peut-être...
Les enfants courent, rebondissent sur le carré vert, bulles et cordes en l'air, trucs qui tournent et palpitent des pulsations aux doigts, nuées de cousins, cousines, pièces voisines rapportées, cris, coups, rires, touche-touche et cerfs-volants. Légers, bruyants, mais légers à contempler sauf que je ne peux pas restée planquée là égayée pensive dans un coin.
Faut qu'on vienne m'arracher, me planter en clou du jour bien dans la lumière.
Belle-moche maman en chef d'orchestre torsadée des boucles et poitrine saillante offerte.
Chacun dans sa cour, la mienne doit bien en être à un gramme d'alcool par litre de sang.
C'est qu'on ne change pas, qu'on n'arrive pas à l'heure même les jours majuscules. Qu'on a toujours eu des manies de princesse, annoné sur le ton de plaisanterie taquine mais qui passe vert à chier comme le gazon. On entre dans la danse, dans le rituel verres levés du jour J et qui n'en finira qu'avec le jour réjouis. Des plats gras raccords aux blagues qui s'échangent croisées sur les nappes en papier joli mais déjà tout auréolé de miettes gloutonnes, des chantilly épaisses, et des cadeaux qu'on a rien demandé et même que ça se voit mais qu'il faut dire merci, et embrasser les joues saucées, transpirantes et ivres, avec tout plein de petites flammèches qui rappellent au nombre près l'enterrement des heures, les grains de sables échappés.
Je ne sais pas quand c'est arrivé, ni même s'il y a un « quand ».
Quand j'ai commencé à me laisser flotter, dériver vers ces comédies intimes.
Ça termine en dispute chuchotée, car les enfants dorment légers sur la banquette arrière.
En ping-pong de mots amers.
Sur la robe marguerite une grosse tâche de vin.
Puis le silence enfin.
Ce texte est… merde comment te dire … une sorte d'expérience partagée ! Triste et réussi, vécu et si bien narré. Me permettrai-je de te souhaiter un bon anniversaire ?
· Il y a plus de 7 ans ·(D'où viennent les vagueS ; sauf que je ne peux pas resteR)
nyckie-alause
Vous pouvez continuer à écrire et nous à vous lire...
· Il y a plus de 7 ans ·unrienlabime
si j'ai la permission alors...^^
· Il y a plus de 7 ans ·hel
J'adore " tes abandonites " :)
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
:)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Il ne doit pas être aisé de vivre ainsi... mais certaines personnes le vivent helas... Tu as l'art de décortiquer les âmes et les êtres. ..mon commentaire me paraît bien banal après t'avoir lue ...Félicitations pour ta plume Mamz'Hel, une fois de plus
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
Tu viens lire/dire à chaque fois, même avec mes abandonites, c'est beaucoup et rien de banal, merci Marie :)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Punaise, quelle angoisse. Je finis ma lecture avec le sentiment d'une fin fatale. Superbe...et terrible. Que tu écris bien Hel...
· Il y a plus de 7 ans ·lyselotte
C'est gentil Lyselotte merci, ça me touche toujours, j'aimerais bien écrire sans que ça m'échappe surtout hé hé
· Il y a plus de 7 ans ·hel