Ma place dans le bus

Muriel Roland Darcourt

D'abord j'ai 89 ans. Ça c'est un fait. Une réalité funeste qui me crache à la gueule l'idée de ma jeunesse perdue, enfin physiquement, parce que dans mon cœur j'ai toujours mes 18 ans.

Mes cheveux sont blancs et donc m'ouvrent des droits. Comme celui de m'assoir sur les places réservées aux vieux et à ceux qui vacillent, sur le siège qui fait face à quelqu'un d'autre comme moi. Miroir dérangeant de l'image que l'on me renvoie. Parce que j'air l'air. Mais je ne suis pas comme ça. D'accord j'ai les os qui craquent un peu, et je ne vois plus grand-chose, mais j'entends très nettement le brouhaha que fait cette foule piétinant sur le trottoir, cette longue file d'attente qui se répand dans les rues de la ville. Celle qui attend le bus de 11h11 que je prends chaque jour, aller-retour. Je vais jusqu'au terminus. Le tour du rond-point et je reviens.

 

Je ne fais pas la queue. Et puis quoi encore. Ma vie durant j'ai attendu là je n'ai plus le temps. Je n'ai pas que ça à faire. Alors, je joue des coudes avec une belle ardeur, remontant l'alignement qui trépigne. Regrettant ma canne oubliée pour pouvoir leur fiche un coup sur les mollets quand ils font semblant de ne pas savoir que je suis un être faible protégé par la respectabilité. C'est pour ça les places réservées. Un passe droit que m'offre la société. C'est surtout parce que si je pose mon cul ailleurs ils ont peur que je tombe.

 

Le bus surgit dans un grondement sourd, fier d'être à l'heure pour une fois. Je suis en tête du cortège pour être sûr d'entrer en premier, les portes s'ouvrent, je dis bonjour au chauffeur avec un grand sourire, il me répond par un bâillement. Composter mon ticket tarif réduit troisième âge et tracer aussi vite que mes jambes me le permettent encore. Je fais fi de leurs places gardées puisque j'ai la mienne : deuxième rang, côté gauche de la trachée, près de la fenêtre, il n'y a que celle-ci qui me convienne. Je m'assois là tous les matins, quoiqu'il advienne.

 

La grosse rousse me bouscule un peu, mais comme elle ne va pas au même endroit ça va. Elle, elle part à droite quatrième rang. Elle dépose son sac près de la fenêtre et ses énormes fesses côté couloir, pour ne pas que quiconque s'assoit à côté d'elle. Qui voudrait de toute façon, elle déborde allègrement de son siège et les bubons qui recouvrent son visage sont sûrement contagieux, ses petits yeux gris se croisent lorsqu'elle tente un regard vers qui oserait l'approcher un peu.

 

L'autre demie folle me dépasse en dansant, sa musique sur les oreilles, cela fait bien quinze jours qu'elle m'évite, depuis que je lui ai arraché ses écouteurs pour savoir qui beuglait à l'intérieur et comprendre pourquoi elle se trémousse comme ça. Une cacophonie sans nom qui hurlait dans mes tympans et qui m'a fortement déplu, comme elle. Quoique si je le pouvais encore je l'aurais bien baisée. Au rythme de sa chanson. Une tendre parenthèse dont la pensée a égayé ma journée de souvenirs surgis à l'unisson. Et qui a fait naître en moi, l'espace d'un instant un tumulte : la mélodie mélangée à ses cris de plaisirs, voire à ses insultes.  

 

Le bel homme est déjà là. Un livre dans les mains comme toujours, un piège à filles érudites, aux connes instruites et à celles qui ne le sont pas. Il fait semblant de lire je le sais, il regarde ailleurs durant tout le trajet. Lui il ne s'assoit pas. Pour qu'on le voit. Ses mèches blondes masquent ses yeux qui doivent relire sans cesse la première phrase, tandis qu'il soulève sa paupière affable pour suivre les faits et gestes des occupants de ce bus, je connais parfaitement le processus, dans mon adolescence je l'ai fait tant de fois.

 

Et me voilà près du deuxième rang. Devant mes yeux l'inconcevable : quelqu'un est assis à ma place, quelqu'un que je ne connais pas. J'en reste pantois devant le terrifiant spectacle, il a l'air d'être là depuis un bon moment.

La grosse rousse pousse un soupir, la blonde cesse de danser, le bel homme lève la tête, et tous ceux qui sont encore derrière moi s'arrêtent dans un souffle regardant la victime. Chacun son camp. Ceux que je n'aime pas prient pour lui tandis que ceux qui me soutiennent me lancent un regard entendu mais moi je n'entends rien. Je compte bien récupérer mon bien.

— Jeune homme vous avez un culot monstre !

Il tourne la tête vers moi. Son visage tout entier me dévisage, il jauge mes 89 ans avant de riposter.

— Qu'est ce que tu as Grand-père ?

— Tu as pris ma place ! Je lui dis, sur un ton menaçant mais ma voix se casse, devant tant d'injustice.

Il jette un œil derrière ses lunettes à cette foule qui grimpe dans l'indifférence, avec pour seule mission de trouver un siège vacant pour y poser son séant.

— Et bien assieds-toi là. Répond t-il en désignant le fauteuil à côté de ma place.

— Tu plaisantes !

— Assieds-toi donc le bus va repartir.

— Ce bus ne partira pas tant que je serais encore debout ! M'exclame-je.

Et le bus redémarre en trombe.

Le jeune homme m'attrape par le bras et me force à m'assoir sur cette place qui n'est pas la mienne.

Je ne me laisse pas faire, je résiste à l'assaillant, de toute la force qu'il me reste.

— Ne sois pas stupide, tu vas tomber.

— Rends-moi ma place !

— Tu l'auras dès que le bus s'arrêtera. En attendant assieds-toi là.

Le bus vrombit dans un tournant. Je m'accroche au dossier.

— Pas dans ce sens là tu n'y arriveras pas.

Le jeune homme me prend pour un con. Bien sûr que je ne vais pas mettre à plat-ventre ! Je ne vais d'ailleurs pas m'y mettre du tout, sur ce siège infernal. Il y a des courants d'air et je râle parce que ma place est prise, sans mon consentement, qu'on me méprise alors que j'ai 89 ans !

Du haut de son jeune âge ce débile n'a-t-il pas conscience de ce qu'il me refuse ?

 

Il me regarde pantois tandis que je me débats dans les secousses. Je tends un bras vengeur en direction du chauffeur pour qu'il cesse de conduire comme ça, et mon corps se balance dans les virages. Il vient à ma rescousse.

— Allez sois un peu adulte Grand-père, des enfants te regardent tanguer dangereusement. Ils te regardent et ils ont peur pour toi.

Je relève la tête vers les deux mioches qui me fixent.

L'un deux m'apostrophe d'un « pourquoi vous ne voulez pas vous assoir Monsieur ? »

« Vous voulez ma place ? » demande l'autre.

— Ah bah voilà des enfants bien éduqués ! Je crie en direction du jeune trentenaire inconscient.

— Je vais te la rendre ta place ! Tu es buté toi alors…

— Tu ne peux pas refuser mes dernières volontés même si je ne suis pas encore mort !

— Oh la, du chantage affectif ? Pour une place de bus ? Qu'est ce qu'elle a donc cette place de si particulier ?

— Il y a une fenêtre.

— A la bonne heure ! Il y en a plein des fenêtres dans ce bus, tu peux prendre n'importe laquelle. Il désigne du doigt les places réservées dont l'une est vacante.

— Je veux être dans le sens de la marche.

Le jeune homme compte.

— Il t'en reste trois.

— Je veux celle-là.

— Elle n'est pas libre.

— Il y a le chauffage au dessous, j'ai toujours un peu froid.

— On est au mois de juin. Et si tu me disais plutôt la vérité Grand-père ?

— La vérité ?

— Qu'est ce qui te pousse à vouloir cette place-là, plutôt qu'une autre ?

— J'ai l'habitude.

— Depuis combien de temps tu viens là ?

— Depuis plus d'un demi-siècle jeune homme !

— Tous les matins ?

— Tous les matins.

Je suis prêt à tout. Même à mentir.

Il siffle entre ses dents.

— Il serait peut-être temps de changer de rituel !

— Parce que tu crois peut-être que tu es le premier à avoir pris ma place ? Tous ici ont essayé mais je ne me suis pas laisser faire.

Le jeune homme regarde à la ronde les yeux rivés sur moi, sur lui, sur la situation grotesque dans laquelle je me mets mais je ne céderai pas.

— Cette place est la mienne si tu n'as pas compris et je vais te dézinguer si tu restes.

— Tu vas sortir ton colt pour un caprice ? Tu te crois dans un Saloon ?

— C'est quoi un Saloon monsieur ? Fais l'un des gosses derrière mon dos.

— Tu as déjà entendu parler du Far West ? Les cowboys quand ils veulent obtenir quelque chose par la force… Que tu n'as plus Grand-père. Se croit-il bon de rajouter.

Ce jeune présomptueux m'énerve. Je ne sais pas trop comment le faire plier mais plus le temps passe et plus je tiens à cette place, et j'ai peur de faire mon dernier trajet. Et de n'avoir pas eu le temps de remonter jusqu'à mes 18 ans pour me plonger dans les souvenirs d'antan. Quand elle venait là près de moi. Et que j'étais à cette place.

 

Le bus s'arrête pour se vider des gens, d'autres montent.

Le jeune homme se lève, je m'efface pour le laisser passer. Puis je me glisse vers la fenêtre et je m'assois sur cette place tant convoitée. Avec un peu de honte que ces gamins me voient faire preuve d'une totale immaturité. Le jeune homme se rassoit, à côté de moi, tandis que je pose mon front sur la vitre. Je me penche aussitôt vers mes pensées ailées que je laisse voleter pour m'emporter vers elle, ma citadelle. Et j'entends dans un murmure tandis que le moteur rugit, que le temps s'accélère « Alors, raconte-moi Grand-père… Elle était belle ?... »

 

 

 

 

 

Muriel Roland Darcourt

Avril 2017

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