Madame Alexandre Bernheim - Persistances matérielles

jadecumay

Persistances matérielles

Rosa passa devant le miroir au bas de l'escalier et y aperçut son reflet. Elle s'arrêta un instant, porta sa main gauche à son visage et toucha les sillons creusés par le temps autour de sa bouche et de ses yeux. Elle resta songeuse un long moment, réalisant qu'elle ne s'était pas regardée sincèrement depuis bien longtemps. Elle ne voulait pas voir la marque du temps sur sa peau et préférait se contenter de l'ignorer. Elle aperçut derrière elle la petite table à laquelle elle aimait s'asseoir pour écrire ses lettres et songea alors au fait qu'un jour, elle ne s'y installerait plus et que des lettres resteraient peut-être sans réponse, définitivement. Malgré son grand âge, elle parvenait comme tout un chacun à oublier cette effrayante réalité en se noyant dans des activités quotidiennes.

Une sonnerie retentit. La vieille femme se dirigea vers la porte et l'ouvrit. Elle eut un véritable choc lorsqu'elle aperçut son amie Mary sur le pas de la porte. Elle crut être victime d'une hallucination.

"Cette fois je perds la tête", se dit-elle.

"Mary? Est-ce bien toi?

-Bonjour Rosa, ça ne va pas? Tu as l'air perturbé.

-Ce n'est pas possible, ça ne peut être toi.

-Mais, que dis-tu? Veux-tu aller t'asseoir? Est-ce que tu te sens bien?

-Tu es un fantôme, c'est ça? Pourquoi reviens-tu me voir?

-Mais enfin Rosa, je te rends visiste comme chaque semaine pour boire le thé! Que signifie cette histoire de fantôme! Je vais faire chercher un médecin, je crois que l'âge commence à te jouer ses mauvais tours.

-Non, c'est inutile, tu as raison, c'est sans doute la vieillesse. Je te prie de bien vouloir m'excuser Mary, parfois il m'arrive de dire des sottises."

Rosa et Mary prirent le thé, confortablement installées dans les fauteuils tapissés de velours ocre du petit salon. La fraîcheur de l'automne se faisait déjà ressentir et Rosa avait revêtu une chaude étole en fourrure sur sa robe à manches longues. Le feu crépitait tranquillement dans la cheminée, laissant échapper son rassurant murmure et les deux amies qui avaient toujours été très liées évoquèrent des souvenirs tantôt en riant aux éclats, tantôt crispées, à la limite des larmes. Les portraits accrochés aux murs participaient passivement à la conversation. Les personnes qu'ils représentaient avaient disparu depuis bien longtemps et ces images permettaient à Rosa de ne pas oublier leurs visages.

"Tu sais Mary, il m'arrive d'avoir peur parfois." Dit-elle, en croisant nerveusement ses mains.

"Peur de quoi? Tu vis seule depuis des années et il ne t'est jamais rien arrivé de fâcheux.

-Non, je ne parle pas de cela. J'ai peur du moment où il faudra passer de l'autre côté, tu comprends? Quoi qu'il advienne, c'est une épreuve face à laquelle on se retrouve seul. A quel moment cela va-t-il m'arriver? Que vais-je ressentir? Est-ce que je vais souffrir? Vais-je avoir conscience de ce qu'il m'arrive? Toutes ces questions me taraudent le soir lorsque je vais me coucher. Je me demande si je serai encore là le lendemain. Et une fois que je ne serai plus, qui va me trouver, sans vie? Que va-t-il advenir de tout ça?" dit-elle en décrivant un arc de cercle avec son bras pour désigner l'appartement.

"Rosa, je crois que ces questions sont le propre de l'être humain, puisque nous avons conscience de notre mort future. Malheureusement nous ne pouvons donner de réponse à ces questions, ce qui les rend bien inutiles. Le mystère restera entier jusqu'au dénouement. N'aie pas peur, l'ordre de la nature ne peut être mauvais, nous devons nous y plier aveuglément et avoir foi en lui.

-Comment fais-tu pour être aussi sereine? Visiblement, ces questions pour toi n'en sont plus. Je t'envie quelque peu.

-Si nous allions faire une promenade? Mon avis consiste à croire qu'il faut profiter du temps qu'il nous reste plutôt que de penser à celui dont nous ne disposerons plus. La lumière automnale est ravissante, allons flâner dans les allées du jardin du Luxembourg, comme au bon vieux temps, avant que toutes les feuilles n'aient abandonné les arbres.

-Tu as raison. Il fait un peu frais, mais cette promenade me changera les idées. Et puis, lorsque je suis à tes côtés, mes idées sont toujours plus gaies, tu as toujours été mon meilleur appui dans les moments difficiles et je t'en remercie."

Rosa s'habilla, prit avec elle les Fêtes galantes, pour partager un peu de poésie avec son amie, ainsi que son médaillon contenant la photographie d'Alexandre. Les deux amies sortirent du grand appartement, laissant flotter derrière elles leurs parfums délicats.

Les derniers rayons de soleil caressaient le velours vert de la chaise de Rosa. Les fauteuils maintenant étaient vides, et les tasses en porcelaine étaient restées sur la table, teintées d'une marque de rouge à l'endroit où les femmes avaient déposé leurs lèvres ridées en buvant. L'horloge sonnait, du haut de l'escalier, marquant régulièrement les heures qui passaient. La nuit tomba lentement et le feu, après s'être consumé en braises qui éclairaient la pièce d'une lueur infime, finit par s'éteindre.

"Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé." (1)

Les lettres des amis de Rosa resteraient sans réponse, définitivement.

(1): Paul Verlaine, Colloque sentimental, Fêtes galantes.
  • Très joli texte, un beau témoignage d'amitié, avec cette évocation nostalgique du temps qui passe, et qui plus est une référence à Verlaine... "Il faut profiter du temps qu'il nous reste plutôt que de penser à celui dont nous ne disposerons plus." C'est très bien dit, comme le reste, fluide et enlevé ! Merci.

    · Il y a environ 11 ans ·
    1769087351450 iaymvv16 l

    luz-and-melancholy

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