Mais... D'où il vient, ce chien ?

Les chiens ont beaucoup de façons de s'exprimer: Le petit "ouaf !" qui veut dire "bonjour", le costaud sonore à pleine voix, façon "je suis bien là, attention !". Et, entre les deux, toute une gamme dont ils savent parfaitement se servir.

L'aboiement qui me réveille ce matin est joyeux, tout plein d'énergie heureuse. Je saute de mon lit, la pendule m'assure qu'il est six heures et demi.  Je réalise alors:

Primo que je n'ai pas de chien (n'en ai jamais eu).

Secundo que les aboiements viennent du jardin, dans lequel on ne peut entrer qu'en passant par l'intérieur de ma maison, dont j'ai bien fermé la porte hier soir.

Et pourtant, il est là, ses quatre pattes bien assurées dans mon massif de tulipes. Un superbe labrador frétillant, sa queue remue avec conviction. Ciel ! Il va me bousiller mes plantations horticoles, lui !

Pantoufles, sprint vers la porte vitrée, me voilà dans le jardin, près du squatter de mes tulipes. Mais sa queue a beau s'agiter, les fleurs ne sont ni touchées, ni écrasées. Toutes droites, fiérotes. Bon...

Je m'approche et j'ordonne: "Tu te tais, voyons, il est très tôt, tu vas réveiller tout le quartier !"  Et j'ajoute, poliment: "S'il te plaît !"

Oui, ça lui plaît. Il se tait d'un coup, s'assied, me regardant avec amitié. Mutuelle contemplation, et je demande: "T'as un nom, toi ?"

Alors, de sa patte avant gauche, il me montre son collier.  Une superbe tresse d'étoffes colorées, chatoyantes, qui jouent avec la lumière. Waou ! Intrigué, je pose les doigts dessus, et une voix neutre murmure: "Loïena, 654 avenue d'Astrée, quartier Orion".

Strange... De nouveau, j'effleure la tresse, et la voix, patiente, me redit: "Loiëna, 654 avenue d'Astrée...". D'accord !  C'est pas le collier de n'importe qui, ça !

"T'es un chien sympa, toi !" lui dis-je avec un vaste sourire. Et la voix, totalement féminine cette fois, m' informe:  "Loïena est une chienne."

Oh pardon !

"Et tu viens d'où, Loïena ?"  Une expression dans ses yeux, sorte d'amusement un peu snob, me rend perplexe. Elle veut quoi ? Tiens, si j'essayais...

"Préférez-vous que je vous voussoie ?" (Voussoyer: dire "vous", je sais, le mot est peu utilisé...). Elle approuve, gravement, du museau. La hiérarchie sociale est donc établie. Je remarque: "Vous n'avez pas de tatouage... Comment je fais, moi ?" 

D'un coup, la tresse s'éclaire et fait apparaître en bleu ciel, une suite de lettres et de chiffres.  Le temps d'aller chercher papier et crayon, je reviens et note tout ça. Dès que j'ai fini, l'inscription s'éteint. Voilà un collier efficace.

"Venez dans le salon, Loïena, on va essayer de retrouver votre chez-vous."  J'ai gardé le téléphone d'une vétérinaire que j'avais consultée, quand j'hébergeais   le chat d'une copine. Elle est italienne (La véto, pas la copine). Ah ! Voilà: Viviana Reynieraldi.  Je tape le numéro et, juste après le dernier chiffre, je me rappelle qu'il est sept heures moins vingt, en plus on est dimanche ! Trop tard, sonnerie, et elle décroche: "Pronto allo ?"  Voix pas aimable.

Le plus courtoisement possible, j'explique que j'ai besoin d'un renseignement et la véto italienne ensommeillée furibarde m'affirme qu'à pareille heure matinale elle espère qu'il s'agit d'un cas urgent, "ma alors vraiment ourgent !"  Euh... Alors je passe sous silence l'intrusion improbable dans mon jardin fermé, le collier interactif, le voussoiement animal... Droit au but:

"J'ai trouvé une chienne, Docteur, une labrador, avec le numéro d'identification, vous pouvez sans doute savoir d'où elle vient ?"

Le téléphone chauffe au rouge: "Pour oune simple identificatione à sept heures dou matin lé dimanche, z'ètes drolément gonflé. Ma, pouisque jé suis révéillée, allons-y,  jé vous écoute."

Je lui lis les chiffres et lettres. A la fin, elle s'étonne: "Mais ça né correspond pas à oune identification, ça veut rien dire !" Je l'entends cliqueter son clavier, marmonner des trucs dans sa langue maternelle. Puis elle explique: "Bon, écoutez, jé vais chercher plous avant sour internet, ça m'intrigué votre trouc,  jé vous rappelle !" Clic.

Je raccroche de mon côté, me retourne: les deux pattes avant posées sur la table basse, Loïena lit le journal de la veille. Si ça me surprend ? Non, pas vraiment.

"Loïena, si nous prenions le petit déjeuner ?" Elle est d'accord, referme le journal d'un petit coup de patte et me suit à la cuisine. Frigo, garde-manger, elle examine tout, avec une nette approbation pour les produits bio. Je lui prépare une belle assiette, et du café pour moi. Elle mange avec délicatesse, puis vient s'asseoir, me regarde avec intérêt. Je lui caresse la tête, doucement.

"Je suis certain qu'elle ne trouvera rien sur vous, l'Italienne, hein !" Oui, ses yeux répondent, avec une certaine indulgence. Je continue à la caresser, quand un sifflement se fait entendre, celui de quelqu'un qui appelle son chien.  Devinez d'où ça vient ? Du massif des tulipes.

Ah ! Mes tulipes, c'est pas n'importe lesquelles !

La chienne s'est figée, toute en attention. Son collier tressé s'illumine. De nouveau, le sifflement, et une voix d'enfant: "Loïena, coquine, te voila ! T'étais encore allée te balader Ailleurs ! Allez, reviens donc !"

Je me rends  compte, soudain, que je caresse...le vide. Loïena vient de disparaitre. A l'endroit où elle était, l'air se referme avec un petit souffle.

Rire de gosse: "Merci, M'sieur, c'est rudement gentil de l'avoir recueillie !"

"De rien, petit, elle est chouette, hein, Loïena !"

"Pas petit, petite ! Je suis une fille. C'est bien vrai ! Loïena, y a pas plus chouette. Allez, au revoir, M'sieur !"

"Au revoir, petite !"

Le silence revient dans les tulipes.

Ben voila... Il est encore tôt. Reprendre du café ?  Me recoucher ? C'est une idée !

Sonnerie du téléphone. La véto est déçue: "Ma rien, ces chiffres, ces lettres, ça donné rien ! Dou tout !"

"Bof, Docteur, tant pis, laissez tomber."

"Quoi, laisser tomber, ma c'est irresponsable ! Cette chienne, vous vous rendez compte, on né sait pas d'où elle vient !"

"C'est pas grave, Docteur. Elle y est retournée !"

              Edouard HUCKENDUBLER,  poète spatio-temporel animalier.