Marcello !

Mireille Roques

Je me suis approchée de la Fontaine et une fois de plus je me suis dit qu’elle était moins spectaculairement baroque qu’en noir et blanc,  lorsque Anita Ekberg appelait Marcello. Une fois de plus,  je m’en suis voulue d’être infichue de profiter de l’instant, d’être toujours dans la comparaison, la référence. La foule était compacte: les gens assis sur les marches mangeaient des glaces, consultaient le guide, offraient leur visage au soleil. Certains avaient enlevé leurs chaussures et plongeaient discrètement leurs pieds dans l’eau fraîche. La plupart prenaient des photos. Quelques uns jetaient une pièce dans la vasque. Moi, j’avais préparé cinquante centimes. Non sans m’interroger : une pièce jaune me paraissait mesquine – faire un vœu  suppose un minimum d’investissement -   mais quel sens cela aurait-il de sacrifier un euro alors même que toutes ces pièces  seraient récupérées par la mairie  - du moins je le supposais …Cinquante  centimes  m’avait paru un compromis acceptable.
C’était la sixième fois que je me trouvais dans cette situation, le dos tourné à la Fontaine, la pièce dans la main droite, prête à la lancer par-dessus mon épaule gauche en faisant le vœu de revenir… Jusqu’à présent cela avait marché. Quasiment tous les dix  ans , en train, en voiture ou en avion,  j’avais découvert puis retrouvé cette ville que j’aimais entre toutes. Je  refaisais toujours à peu près le même parcours, empruntant les mêmes rues, entrant dans les mêmes églises, visitant les mêmes musées, photographiant   les mêmes palais. Je  me félicitais ou m’agaçais de certaines restaurations  mais dans l’ensemble, la ville restait fidèle à elle-même :  la peinture continuait à s’écailler sur les façades et les herbes  narguaient les pierres comme au temps de Stendhal. Cette fois, j’avais  délaissé les lieux trop fréquentés : la place d’Espagne et ses escaliers surpeuplés; Navona, qui s’était laissée investir par  les faux peintres ; le Panthéon et  les chevaux des calèches qui n’en pouvaient plus d’attendre le gogo. Je m’étais juste autorisée  une dérogation  pour la Fontaine de Trevi : la pièce dans la main et le geste assuré.


J’en étais là, un peu ridicule mais parfaitement transparente  pour ceux qui m’entouraient, quand – comment dire ? - il y eut ce que l’on pourrait appeler  un arrêt sur image.  Mon bras ne s’est pas  tendu, ma main ne s’est pas ouverte. En une fraction de temps, j’ai identifié toutes ces fois où j’avais ainsi sacrifié au rituel. Adolescente,  encouragée par mes parents mais   à vrai dire surtout préoccupée du regard des raggazzis; jeune mariée, mon trop sage bonheur  magnifié par la magie d’un crépuscule;  seule, quelques années plus tard, échappée d’un colloque et retrouvant le plaisir de la transgression dans  une échappée buissonnière. Et puis, encore,  cet  épouvantable week end où dans la fournaise d’une mi-août  j’avais mis fin  à un mariage que  nulle flamboyance crépusculaire n’aurait pu sauver.  Chaque fois- même cette fois-là-  j’avais  jeté la pièce.   Et puis, encore, il y avait trois ans à peine, avec mes petits- enfants   qui traînaient un peu les pieds et auraient préféré le bord de mer. Mais j’avais tenu bon et, à leur tour,  ils avaient succombé . Jeté la pièce, fait le vœu.

Et aujourd’hui, Rome. Rome encore. Rome, éternellement ?  En fait, une opportunité qui n’en n’était pas une – une réduction consentie par  mon agence de voyages – un hiver difficile dans la grisaille de la banlieue qui me donnait des envies d’ocre et de lumière, une conversation avec un ami qui me vantait les charmes du Trastevere, un quartier que j’avais jusque là négligé…  je m’étais décidée très vite  et l’agence s’était chargée de tout : billets d’avion, hôtel et même une excursion à Tivoli. La mémoire encore tout imprégnée de mon précédent séjour , je m’étais un peu écartée des chemins habituels, découvrant aussi que je me fatiguais plus vite, supportais  de moins en moins la foule, m’agaçais pour un rien. Et puis,  je réalisais que c’était la première fois que j’étais seule. Ni parents, ni mari, ni collègues, amis ou enfants…  A deux ou trois reprises, j’avais confié mon appareil numérique pour que je sois tout de même  sur la photo : Please, Per favor, s’il vous plaît… Je me trouvais vieille, moche, pitoyable,  le Colisée surexposé en arrière plan et les marches du Campidoglio en contre plongée.


Et me voilà,  dos à la Fontaine,  le geste suspendu, rembobinant le film à toute allure.  Un pied posé sur la margelle, sourire en coin,  un beau garçon me regarde.
Marcello !  J’ouvre le poing.

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