Mémento mori
matt-anasazi
MEMENTO MORI
En hommage à H.P. Lovecraft
Le 31/12/2012
Le journal que je commence peut paraître stupide car tous les millénaristes, dont j’ai activement fait partie, ont été échaudés par l’absence totale de cataclysme au matin du 22 décembre 2012. Mais les révélations sur l’abjecte vérité dont j’ai été témoin surpassent en horreur, en malignité et en folie toutes les prophéties les plus méphitiques que les journaux, Internet et les rumeurs ont pu transmettre.
Je repasse dans ma mémoire qui je fus et ne vois désormais dans le reflet cadavérique que me revoit mon miroir que le résultat d’une nuit de cauchemar abominable où mon esprit traumatisé a marqué mon corps à jamais sous le sceau de la mort à venir.
Je suis Harry Prosinecki, dit « HP » ou « Lovy » à cause de mon amour inconditionnel pour Lovecraft. Mes années d’études secondaires furent on ne peut plus banales si ce n’est qu’elles me permirent de former mon groupe d’amis inséparables : René Legrasse, l’accro d’informatique, Andy Wilcox, une encyclopédie sans fond sur les comics, surtout l’âge d’or des X-men, Sam Webb, le cinéphile insatiable et Amy Angell, la seule fille assez geekette pour supporter un univers aussi particulier. Tout ce petit monde se retrouvait à l’heure où tous nos comparses courraient rageusement après un ballon pour revoir nos films préférés, disserter des heures sur le monde des comics ou jouer à L’appel de Cthulhu.
À mesure que le compte à rebours jusqu’à la date fatidique du 21 décembre 2012 se dessinait, dans l’ombre mon désir d’un ultime baroud d’honneur face aux mystères de notre monde se faisait sentir. Je m’en ouvrais à mes amis qui, eux aussi, envisageaient un geste décisif. Nous étions trop inefficaces pour hacker un site de grande ampleur, trop timorés pour nous confronter à l’équipe de football américain et donner la leçon que ces béotiens frustres méritaient. En admirateur de X-files, Sam proposa de camper près de la zone 51 en espérant enfin obtenir une réponse que la série avait laissée si longtemps en suspens. René plongea de nombreuses nuits dan le web pour dénicher des contacts.
C’est ainsi qu’il nous mit en contact avec Lonegunman1013, un blogueur anonyme adepte du « camping sauvage » aux frontières de la zone. Il voulait lui aussi agir une dernière fois de manière héroïque et comptait braver la garde de la zone 51 pour connaître le secret du silo central. Notre groupe se prépara pour l’expédition, chacun se dévouant dans ses préparatifs avec fièvre et empressement. Mais le départ approchant, un sentiment de plus en plus prégnant d’angoisse indicible m’étreignait, alors même que tous mes efforts, espoirs et désirs tendaient vers la date butoir.
Nous sommes partis en camping-car le long de la route CA-99. L’itinéraire est le plus long mais c’était notre dernière occasion de délirer ensemble. Alors nous avons pris pleinement notre temps : nombreux arrêts ravitaillements en bière, jeux de rôle au clair de lune dans les airs d’autoroute, tourisme en tous genres. Le trajet passa de neuf heures à quatre jours. Arrivés dans le Nevada, un problème de taille se posa : éviter les environs de Las Vegas, épicentre absolu de l’activité économique pré-fin du Monde, envahi de monde davantage encore. Une pléthore de « red necks » de tous poils se ruait sur les routes pour expérimenter la fièvre du jeu avant l’apocalypse ou que « Bobonne » le traîne à l’église pour expier ses péchés.
Le seul moyen : emprunter la « Death Valley Road » et remonter plein nord. Les paysages désertiques à perte de vue nous ont enchantés malgré l’éloignement de toute civilisation. Aucun accès internet, ni bourgade pendant des milles entiers ! L’avantage de cet isolement et de cette route est la facilité à se faufiler dans les mailles serrées du filet de la Nevada Air Force Range. Avec notre camping car tout terrain, prévu pour le camping sauvage, nous étions prêts à faire du hors piste pour atteindre la zone 51. Mais pour cela, il nous fallait rejoindre Lonegunman1013 et son groupe de fan(atique)s de X-files. Le point de rendez-vous se situait à la bordure de la zone. Nous cherchions un campement, nous sommes tombés sur une petite ville débridée et bariolée.
Les X-fans nous ont accueillis on ne peut plus chaleureusement ; entourés d’une foule remplie de petits gris, de faux agents du FBI, de conspirateurs, nous nous sommes retrouvés emportés dans une ambiance festive digne du festival « Burning man ». Malgré la froidure, le vent du désert rappelait celui qui soufflait fin Août. La nuit fut longue et arrosée. Mes compagnons cédèrent rapidement à l’appel de la bière ; je fus le seul à continuer à chercher parmi les fêtards grimés et éméchés Lonegunman1013.
Je finis par repérer un homme sobre regardant fiévreusement la zone 51 à travers ses jumelles. J’ai hasardé la phrase : « Ne faites confiance à personne, dit Gorge profonde. » Ses yeux scrutateurs se posèrent et ses moustaches tressaillirent : « I want to believe. » Il sourit et une franche poignée de main plus tard, le sergent Donald Mac Dowell se répandait en détails innombrables sur la manière de pénétrer la zone 51. En peu de mots, je dirais qu’il avait servi dans la zone il y a une vingtaine d’années, mais malgré ses états de service exemplaires, il lui fut refusé le droit de surveiller le silo central. Le dépit, la frustration et l’exaspération ne firent que s’accentuer lors de sa démobilisation. Dès lors, il n’eut de cesse de percer le secret de ce silo.
Nous avons choisi de partir vers onze heures et demie. Le grillage cisaillé avec des gants isolants pour éviter la décharge, nous nous sommes précipités au cœur de la zone mystérieuse. Notre première impression fut le malaise qui allait grandissant à mesure que notre chemin se rapprochait de l’objectif : aucun obstacle d’aucune sorte ne se présenta devant nous. Quel jeu jouait les dieux avec les mortels en ce jour fatidique ? Mais malgré ce sentiment, notre résolution ne vacillait pas. Donald se souvenait à merveille des allées de service où, fort heureusement, nous n’avons croisé personne. Entre le redéploiement des forces armées pour protéger les centres névralgiques de l’état et les défections dues à la peur de la fin du monde, la zone 51 était complètement désertique.
Par le jeu de forces cosmiques qui nous dépassaient en ce jour du 21 décembre 2012, nous sommes arrivés au silo. Le sergent tressaillit quand ses yeux ébahis tombèrent sur le portail blindé : il était grand ouvert et des lumières tremblotantes provenaient des couloirs souterrains. Nous nous étions attendus à des scénarios mais celui-là nous plongea dans un mélange d’excitation exaspérée par l’attente et de crainte angoissée devant un retournement de fortune aussi spectaculaire. Nous nous sentîmes aspirés par ce mystère pesant encore davantage sur le silo si longtemps fermé aux yeux du sergent Mac Dowell. Nos pas descendirent progressivement les coursives métalliques à l’éclairage intermittent, les escaliers où leurs pas résonnaient dans le silence appesanti.
À mesure que nous approchions du centre de la rampe de lancement, nos oreilles commencèrent à percevoir des sons indistincts et lourds, comme une mélopée ignoble. Les sonorités graves vibraient dans les murs et des cris suraigus déchiraient l’air silencieux. Des lumières bleutées dansantes coulaient le long des murs en provenance d’une petite porte creusée dans le mur d’où devaient s’élancer des engins de mort. Nous approchions de la source de la litanie devenue mantra abject aux sons écorchant l’oreille par ses sons discordants. Arrivés à l’encadrement de l’ouverture, nos deux corps tremblaient, nos cœurs éperdus d’angoisse s’emballèrent à l’idée de franchir ces quelques millimètres nous séparant de la vérité crue et malfaisante.
Quand nos yeux tombèrent sur la scène hallucinée qui se déroulaient dans le silo, nos esprits refusèrent de croire nos sens. En effet, devant nous, dans un cercle parfait, des silhouettes encapuchonnées psalmodiaient un refrain aux sons gutturaux dans la demi-obscurité jetée par un cylindre bleu. Ce cylindre fait d’un cristal inconnu avait des proportions terrifiantes car il dominait la sinistre ronde de plusieurs mètres. Les éclairs qu’il projetait de manière sporadique achevaient de transformer cette scène en cauchemar innommable. À ce moment, le monument prié par les prêtres noirs se mit à scintiller, puis à flamboyer pour finir par irradier d’une lumière bleu turquoise violente et inquiétante. Je sentis une vague de panique quand une ombre commença à emplir progressivement la lumière. Mais je crus réellement perdre l’esprit quand une main griffue se matérialisa à travers le rideau de lumière. Les prolongements de kératine semblaient prêts à arracher la vie à toute créature s’approchant de lui. Des nervures malfaisantes parcouraient les doigts de cette abomination. Je ne me rendis compte que d’interminables secondes plus tard que les adorateurs de cette chose s’étaient arrêtés de chanter pour pousser une acclamation exaltée lors de l’apparition.
La main s’avança dans l’air, puis un bras se dégagea du mur de lumière, resta quelques secondes dans l’air puis s’abattit sur la première rangée des sectateurs abjects. Ils connurent une mort rapide mais douloureuse car les griffes mortelles s’attardèrent sur les corps effondrés, décharnant les cadavres et éparpillant des morceaux de chair à travers la pièce. La vision d’horreur devint indicible quand un œil d’une taille inimaginable apparut dans le bleu du cylindre.
Le sergent se sortit de la torpeur horrifiée et me secoua : il avait compris d’où le cylindre tirait son énergie et voulait renvoyer cette créature du chaos vers le néant d’où elle venait. Il dévala l’escalier, se précipita vers un tableau de commande d’où partaient des tentacules de métal inondant le cylindre d’énergie. En quelques secondes, il fut face aux câbles, chercha à les arracher de leur base. Il ne sentit pas la mort s’abattre sur lui : les griffes monstrueuses fendirent l’air et s’enfoncèrent dans son dos, le tuant net. Mais les divinités obscures du Destin permirent que les griffes détruisent également le tableau de contrôle d’énergie et la lumière décrut graduellement pour n’être plus qu’un filet de lumière. Cependant, l’espoir quitta pour toujours mon âme quand mes yeux tombèrent sur le regard gigantesque de la créature. Il laissait des anathèmes muets, promettant un carnage le jour prochain de son inexorable retour.
Je ne peux me souvenir comment je revins au campement. Je me souviens seulement que je retrouvais mes amis admirant le soleil levant. Le sentiment dominant était pour le moins mitigé : un émerveillement sincère devant ce premier lever du soleil d’une ère nouvelle et une certaine déception que la nuit fut si banale, pour eux du moins. Le voyage du retour fut étrange tout autant : je prétendis ne pas me souvenir des événements de la nuit et la quantité d’alcool que mes amis avaient absorbée apporta crédit à mes dires. Cela me soulagea car je n’aurais pu expliquer ni soutenir la moindre discussion sur la mort de Donald Mac Dowell. Nous avons repris notre vie de geeks comme si de rien était.
À ceci près que ma vie est désormais du sceau indélébile de la mort : je sais depuis cette nuit fatale que la créature hantera toujours le destin des humains et que tôt ou tard, son retour et l’accomplissement de son abominable volonté de puissance et de destruction sonneront le glas de l’humanité. Conséquence la moins grave : je n’ai plus jamais joué à l’appel de Cthulhu, sans pouvoir donner la moindre explication à mes amis. Mais surtout, quand je relis les récits de Lovecraft comme « L’appel de Cthulhu » ou « Dagon », je ne peux m’empêcher de ressentir la terreur désespérée des héros connaissant la vérité et attendant dans l’angoisse et le désespoir son avènement.
Beau travail, Matt ! Se pencher sur l'univers mystique de HP LOVECRAFT, il fallait oser et tu as bien fait...De la narration à la première personne, à la construction des phrases, en passant par le choix des mots et les multiples références... Rien que pour cela, un CDC bien mérité !
· Il y a plus de 11 ans ·bella-leff
Rien que le titre commençait déjà bien!
· Il y a plus de 11 ans ·alcestelechat
Merci beaucoup, car j'ai eu des critiques de "lovecraftiens" qui ont crié au sacrilège... alors même que je préfère Edgar Poe à Lovecraft et me suis appliqué à respecter le style de Lovecraft.
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Je suis un peu comme Octobell, ne connaissant pas Lovecraft. Ce n'est pas forcément le genre de lecture qui me passionne habituellement mais je dois dire que ton écriture est très travaillée, et rien que pour ça, chapeau !
· Il y a plus de 11 ans ·rafistoleuse
Ah ben voilà, c'est donc ça ! J'savais que je serais à côté de la plaque, finalement ! :D
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
En fait, je n'aime pas non plus les phrases trop longues... Mais comment pasticher Lovecraft sans faire des phrases longues et utiliser un vocabulaire "suranné" et "grandiloquent" ?
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
Bon, j'ai jamais lu de Lovecraft, alors je dois peut-être perdre la moitié de l'intérêt du texte (ou être à côté de la plaque). Intéressante, cette théorie de la fin du monde ! Cela dit, un petit reproche : je trouve tes phrases trop longues.
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Merci beaucoup, avec mes excuses pour le retard ! A bientôt.
· Il y a plus de 11 ans ·matt-anasazi
J'ai bien accroché et pourtant 6 pages à l'écran c'est presque trop pour moi.
· Il y a plus de 11 ans ·Mathieu Jaegert