Midinette

marjo-laine

Ce soir-là, comme tous les jeudis soirs, j'avais rendez-vous au pub pour boire une bière avec quelques amis. La synchronisation des arrivées était fixée à vingt-deux heures, mais il ne fallait pas s'y tromper, l'horaire c'était pour donner un ordre d'idée, se pointer à l'heure signifiait fatalement faire le poireau pendant un quart d'heure minimum. Comme si arriver à l'heure, c'était oublier qu'on était étudiant et qu'on menait une joyeuse existence à la je m'laisse vivre.

J'approchai donc du bar à une heure raisonnable. Avant de pousser la porte, je pris une profonde inspiration, essayant ainsi de calmer la douleur ventrale qui me tenaillait à chaque fois que ma sociabilité risquait d'être mise à rude épreuve. Nicolas discutait avec Dany dans un coin enfumé. J'apparus dans le champ de vision de Nicolas "Ouallélé! " Cette formule multifonctions, en l'occurrence ici de bienvenue, ne fût pas prononcée par un chef pygmée déclarant la guerre à la tribu voisine, mais bien par mon ami Nico, qui n'avait de sauvage que la chevelure-longue. "Salut Nico, la pêche? !" J'approchai ma joue près de la sienne. "Salut Miss!  Quoi de neuf? " Je balbutiai quelques mots dont je regrettais immédiatement le contenu insipide. Je saluai également Dany.  

Je m'assis sur la banquette, près de Nico. Le grand blond approcha sa tête de la mienne, cherchant mon regard scotché sur mes doigts. "Alors, raconte, raconte, raconte! " Le bas de mon dos se contracta. Pendant que je me creusais pour trouver un truc à dire, Patrice débarqua, casquette vissée sur la tête, me sauta dessus en me posant la question rituelle "Alors, c 'est ce soir qu'on sort ensemble? " Pff, hé Patrice, pourquoi la casquette  ?" "Parce que je perds mes ch'veux  !" s'empressa-t-il de répondre avant moi, échappant de justesse à la mise en boîte. Voyant la table vide, il demanda si on avait déjà commandé. "Ben, on t'attendait Poulet  !" lui dit Nico. L'origine de l'appellation volatile m'échappait mais elle me plaisait beaucoup, qualifiant assez bien l'animal qu'était Patrice. Il s'assit en face de moi et fit bouger ses sourcils par de petits mouvements du bas vers le haut, l'oeil lubrique. "Oh, arrête, le coup des sourcils, je suis morte de rire, ça me rappelle un mec qui m'a suivie un jour..."

J'avais habilement saisi l'occasion pour raconter une anecdote. C'était souvent payant pour alimenter une conversation, encore fallait-il que le sujet soit assez fédérateur. Malheureusement, mon histoire ne suscita pas plus d'un commentaire de Nico : "La vache ouais! " Dépitée, je me tus et levai ma pinte qui venait juste d'arriver "Yop! " fit Nico en trinquant avec moi. Je répondis par un "Ouallélé" bien placé. Le grand blond était aux anges. Le "Ouallélé" circulait bien, remplaçant le déjà plus usité "Barbayop". Nico, loin d'être une structure mentale un peu vide ne s'exprimant que par onomatopées, était au contraire notre rénovateur de langage, notre "maître à parler" en quelque sorte. D'où la lueur de fierté et d'orgueil qui faisait briller son regard à chaque emploi de mots de son cru.  

Il était 23 heures passées quand Fred arriva. Il se tenait devant notre table, silencieux, glacial, comme d'habitude. "Salut les gens". Il tendit la main, que nous serrâmes à tour de rôle. "Bonsoir Monsieur Fred." Il se posta sur un tabouret, à l'écart. Manu débarqua, peu après. Selon l'usage, il coupa court à toutes les conversations et monopolisa l'attention pendant une bonne heure. Manu ne parlait pas, il racontait. Dans sa bouche, chaque évènement devenait une histoire, chaque personne, une caricature. C'était Manu à la plage et ses trois cent filles, Manu à l'armée et ses vingt mille galères, et comment il avait réussi à monter dans la hiérarchie, par coup de chance. Manu nous semblait connaître tout le monde et être connu de tous. Il existait forcément un membre de votre famille, de la cousine à la vieille tante, qui avait été séduite ou jetée par Manu. A peine emménageait-on dans un nouvel appart' que Manu nous révélait avoir bien connu le proprio, si ce n'était les anciens locataires, enfin, au moins le chien de la concierge. Manu n'était pas une personne mais un personnage, un archétype, un véritable mythe.

Toutefois, je concède que cela aurait échapper à n'importe qui, qui n'aurait trouvé en lui qu'un dragueur de bas étage, égocentrique, paranoïaque et qui aurait volontiers qualifié le mythe de mytho. Peu importe. Ce soir-là, il essayait de convaincre sa troupe de se bouger à la soirée dansante étudiante. La troupe en question était moyennement motivée. J'étais pour, et me joignis à la cause. Certains acceptèrent pour suivre le mouvement, pour d'autres, le goût de l'exploit avait été le plus fort : se-coucher-mort-à-quatre-heures-alors-qu'-on-devait-se-lever-à-sept. Les derniers opposants cédèrent enfin, intrigués par la magie des trois mots "Bière à volonté".

Le couple Jmi et Jade, ainsi désiraient-ils être surnommés, fit son entrée, indécollable. Jade, ma meilleure amie, fit une bise à chacun, Jmi salua tout le monde, sauf moi. J'attaquai l'ongle de mon pouce gauche. Fred n'avait pas encore décroché un mot, s'étant contenté d'observer, occasionnellement de mépriser. Je tentai d'ouvrir une brèche à travers ses remparts, en jouant la carte humour. Je lançai une vanne quelconque. Il me fixa et tendit le doigt vers moi : "Je te mets à l'index" fut sa sentence. Je pouffai : "Chapeau bas, Monsieur Fred, le sens de la répartie." Il me reprit : "le sens de la réplique". Il esquissa un sourire, puis reprenant sa froideur habituelle, continua à contempler derrière ses lunettes immenses notre banalité désolante.

A minuit et demi, nous étions tous à la soirée dansante. Jade et moi dans la salle, Nico, Jmi et Patrice dans la voiture de Patrice à boire des bières. Danny, après maintes tergiversations, était finalement parti se coucher. Manu errait sur la piste, faisait ses repérages de blondes pour la soirée. Fred était assis près du bar et matait. Jade dansait sans entrain, sa moitié absente, elle flippait et guettait l'entrée. Quant à moi, je bougeais comme je pouvais, attendant je ne sais quoi. Je m'étais déjà fait marcher deux fois sur les pieds, avais encaissé trois coups de coude et souffert d'une brûlure de cigarette - il y avait foule ce soir là.

Jade arrêta soudain de se trémousser, emportée par un tourbillon nommé Jmi. Ils tournèrent violemment sur eux-mêmes, me décochant au passage un superbe coup de pied. Je maudis Jmi et allais me coller sur une chaise. Je me mis à observer le manège de Poulet et de Manu qui semblaient prendre plus de plaisir à danser tous les deux qu'à draguer, risquant ainsi de faillir gravement à leur réputation. Jade et Jmi ne décollaient toujours pas. La moitié des étudiants étaient saouls, l'autre moitié allait pas tarder à le devenir. Mes pieds collaient au sol, on avait sans aucun doute vomi à cet endroit. Je me demandais si j'allais passer ma soirée sur cette chaise quand Jmi s'approcha. Je me levai mais il détourna la regard, et alla s'asseoir plus loin.

Je pris la direction de la sortie. Nico était dans le hall à prendre le frais. Je sortis, il faisait froid, je remis mon pull que j'avais noué autour de ma taille. Je tremblais et essayais de me réchauffer en faisant quelques pas. Je me mordais les lèvres, technique scientifiquement prouvée pour empêcher les larmes de s'échapper. Qu'est-ce que je foutais là ? Je m'imaginais au chaud, sous mes couvertures, à dormir et à rêver à des trucs chouettes. Je restais là, à pas savoir quoi faire de moi, à me geler et à chialer.

Le déluge endigué, je décidai de regagner le bal des dégénérés. Nico était toujours dans le hall à fumer des clopes. Je fis semblant de ne pas le voir et m' apprêtai à rentrer dans la salle, non sans avoir pris l'inspiration rituelle. Une main se posa sur mon épaule, je sursautai, c'était Nico. "Dis, dis, dis, qu'est-ce qu'il y a? " Je reniflai. "T'es enrhumée? ". "Ouais, c'est ça, j'en ai marre des gens... Jmi veut pas me parler..." "Tu sais, les gens, faut pas se prendre la tête avec eux...Laisse tomber...Cherche pas à t'entendre avec tout le monde." "Ouais, c'est ça..." Je me mordais l'intérieur des joues. "Bon, ben, j'y retourne..." arrivai-je à balbutier. "Attends". Il replaça une mèche rebelle derrière son oreille. "Attends, je t'emmène." Et, joignant le geste à la parole, il me souleva de terre. Je me cramponnai à lui, surprise de quitter ainsi le sol. Il ouvrit la porte et traversa la salle. Il me retenait maladroitement, mes pieds buttaient contre les danseurs, mais cela était sans importance.

L'essentiel était d'être portée, l'essentiel était que transportée par mon grand ami, élevée au-dessus de  ces jeunes débauchés s'agitant sur une musique trop forte, je n'étais plus cette fille pleunircharde, mais bel et une princesse de conte de fées, menée au bal dans les bras de son prince charmant...C'était cela l'essentiel...Midinette!

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