Migraine, mi-démon
sushi
Ca commençait toujours par les phosphènes : ces petits points blancs, lumineux et scintillants. Si on voulait être poétique, on pourrait les comparer à de jolies lucioles en pleine parade nuptiale. Pour moi, ils ressemblaient surtout à autant de petits vers répugnants se tortillant de manière obscène, grouillant sur le cadavre d'un chien crevé resté trop longtemps au soleil.
Puis la douleur arrivait. Insidieusement, d’abord, un point chauffé à blanc derrière l’œil. Presque rien. Une légère gêne. Mais cette petite morsure s’étendait invariablement à toute l’orbite, se prolongeant vers la tempe, se propageant de lobe en lobe – pariétal, temporal, occipital. L’anatomie du cerveau humain n’a plus de secret pour moi, à force de lectures pour trouver un remède à mon mal je pourrais presque devenir neurologue ou pharmacologue. Sérotonine, système nerveux orthosympathique, adénosine triphosphate : vivement que je passe à « Qui veut gagner des millions ».
Un seul hémisphère cérébral est affecté. Le mot Migraine vient du grec êmikraníon, c’est une douleur qui touche la « moitié du crâne ». Parfois le gauche, parfois le droit, elle n’est pas encartée, elle touche tous les partis politiques : égalité, fraternité, souffrance pour tous. Pas si juste que ça pourtant : elle touche majoritairement les femmes, la garce misogyne.
Cette fois-ci, j’ai mal à droite. En pleine réunion évidemment, à croire que ma tête n’apprécie pas les chiffres et les graphes qui dégueulent partout sur ce powerpoint. Pour une fois j’ai de la chance, il est 19h, c’est presque la fin de la journée. Pas besoin de simuler une gastroentérite pour pouvoir rentrer chez moi. Ah ça oui la gastro, ça fait peur, c’est contagieux, les symptômes sont impressionnants, grandioses dans la répugnance. La migraine, ça ne se voit pas, tout au plus un sourcil se lève, « tu as juste un mal de tête et tu veux rentrer ? ».
Je suis dans le bus. Ma nuque raide me fait souffrir. Les lumières, les bruits, les odeurs ne sont qu’agression. Mes sens semblent décuplés. Je discerne chez mon voisin de droite une transpiration de deux jours, une vieille eau de Cologne, une haleine légèrement aillée et des relents de marijuana (j’ai testé tous les traitements possibles, je reconnaitrais ces effluves caractéristiques entre mille). Je me détourne vers la fenêtre et les illuminations de Noël dehors me vrillent le front. Je ferme les yeux ; le roulis du véhicule agrémenté ça et là des cahots de la route achève de m’emmener au bord du gouffre.
J’arrive dans le hall de mon immeuble. Mon asthénie regarde avec désespoir les 5 étages à monter – pas d’ascenseur, c’est un luxe dans cette foutue région parisienne. 80 marches, on a tout le loisir de les compter quand on avance au rythme du 4ème âge. Chaque palier atteint est une victoire mais cela n’en finit pas, appelez-moi Sisyphe.
Je suis dans mon lit. Les idées noires que j’avais jusque là réussi à chasser en me lançant des défis physiques (« maintenant je passe le coin de la rue sans me tenir au mur et sans vomir !! ») m’envahissent. Pourquoi, comment, à quoi sert la vie, toutes les questions classiques de la dépression sauf que là réfléchir me fait MAL. Tout me fait mal. C’est un calvaire, ma tempe droite pulse tellement qu’elle pourrait jouer dans une fanfare. Qu’elle y aille et me foute la paix. Je suis en plein délire, m’imaginant assister à un défilé avec une tempe en moins. En faisant ma raie à gauche ça pourrait être presque invisible, je suis prête à signer. Le frigo fait tant de bruit que je me crois à bord d’un A380, je me lève pour le débrancher et tant pis pour la nourriture qu’il contient, de toutes façons j’ai l’impression que je ne pourrai plus manger de toute ma vie. Je me tourne, me retourne, les heures tournent, la terre tourne, tout tourne, ça se tient. Mes paupières commencent à se baisser, la félicité m’approche, le sommeil béni va arriver et je vais enfin pouv..
BIP BIP BIP BIP.
Je vais enfin pouvoir me lever et aller au travail. Le crabe dans ma tête resserre ses pinces sur ma matière grise.
Je m’approche de la fenêtre. Je regarde une ma rue, le voisin Eugène sort son chien, le camion des éboueurs passe, les réverbères vont bientôt s’éteindre. Je sens le métal froid de la poignée sous ma paume. Je tourne, je n’en peux plus, je m’envole, c’est fini.
C'est ce que j'essayais (difficilement) de traduire, la douleur et l'incompréhension. Merci à vous :)
· Il y a plus de 13 ans ·sushi
La montée en puissance et très habile...à tel point que l'on comprends presque ce geste désespéré. Bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·leo
ma... de prof de français en 1ère devrait lire ce texte. En deux mots, je lui avais présenté un justificatif d'absence, avec comme motif "migraine". Cette ignorante m'a regardé d'un air hautain et hébété et m'a dit "ha bon? tu as une migraine et tu t'absentes toi?", d'autant que j'ai des amis qui vivent cette maladie au quotidien et c'est pas drôle. Merci à toi!!
· Il y a plus de 13 ans ·scarlett-montag
Sabine : effectivement c'est un mal difficile à comprendre quand on n'en souffre pas.. Merci beaucoup pour ce commentaire qui me fait très plaisir.
· Il y a plus de 13 ans ·Ly : difficile dans quel sens ?
La prochaine fois j'écrirai sur un sujet léger ! Et merci également pour le commentaire :)
sushi
Je connais quelques personnes souffrant de ce calvaire qui aimeraient beaucoup lire ton texte Sushi. Extrêmement bien écrit et décrit. Le regard perplexe des autres en effet est dur à avaler. Et en plus, tu as de l'humour. Euh... sauf à la fin. Excellent donc. J'aime beaucoup.
· Il y a plus de 13 ans ·bibine-poivron
Merci pour ces encouragements Grenouille bleue ! C'est effectivement mon premier texte depuis ma dernière rédaction au collège en 1995... Ecrit en plein milieu d'une migraine, mais rassure-toi, je vis au 1er étage ;)
· Il y a plus de 13 ans ·sushi
Ps: bien joue pour le titre
· Il y a plus de 13 ans ·grenouille-bleue
N'ayant jamais eu de migraine, je ne peux que m'imaginer le calvaire... Très bon texte, c'est ton premier ? En tout cas, évite de t'approcher des fenêtres ;)
· Il y a plus de 13 ans ·grenouille-bleue