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polluxlesiak
Il est là depuis deux ou trois semaines. Quatre, tout au plus. Je ne me rappelle pas précisément quel jour je l'ai vu pour la première fois. Mais je me suis peu à peu habitué à le trouver là, chaque soir, à mon retour du bureau. Un type mince, ou peut-être maigre, en fait, les traits fins, presque féminins, enroulé dans un manteau sans âge et une écharpe rouille qui semble faire six fois le tour de ses épaules. Il faut dire qu'il a fait très fois ces derniers jours. Et j'ai pensé qu'il devait certainement en souffrir, lui qui apparemment n'a pour autre refuge, le soir venu, que le renfoncement d'une ancienne porte de service sur la façade de notre immeuble bourgeois. La proximité d'une grille de métro doit lui fournir juste assez de chaleur pour qu'il ait élu ce lieu comme abri nocturne. Il est là aussi, en effet, tous les matins lorsque je descends.
Il ne me dérange pas. Il est silencieux. Il est seul. Pas de chien. Pas non plus de pancarte mendiant quelques sous. Il n'exige rien de personne. Il ne demande même pas.
A part l'autre soir. Je suis passé devant lui, et je l'ai regardé, presque machinalement – les pauvres finissent parfois par devenir des éléments du décor des riches. Il m'a regardé au même moment, sans doute par hasard, mais cette coïncidence a signé le début, à notre insu, d'une relation entre humains. Son regard n'était pas de ceux qui implorent, qui s'abaissent, qui s'excusent d'exister. Simplement, il m'a regardé. Il était là, et moi aussi, au même moment et au même endroit. Nous n'allions juste pas passer la même nuit.
- Salut, m'a-t-il lancé.
J'ai répondu, sans réfléchir.
- Salut.
- T'aurais pas une clope ?
J'ai ouvert mon paquet et lui ai offert une cigarette. Il n'avait pas de feu non plus: je la lui ai allumée. Il a tiré une profonde bouffée et a juste dit :
- Cool. Merci.
Le lendemain soir, je lui ai tendu un paquet que j'avais acheté pour lui au bureau de tabac. Il l'a accepté sans manières, comme si mon geste était naturel. De fait, il l'était.
Deux jours plus tard, je me suis arrêté près de lui avant de monter directement chez moi. Je l'ai interrogé. Il venait de Rouen, avait perdu son job de cuisinier, son appartement, et sa femme, en l'espace de trois mois. On lui avait conseillé de tenter sa chance à Paris, mais le contact indiqué n'existait pas – ou peut-être n'avait-il pas voulu se montrer. Chacun sa galère. C'est ce qu'il m'a dit. Il attendait que la chance tourne. Ou pas. Pour le moment il faisait trop froid pour entreprendre quoi que ce soit. La volonté a besoin de chaleur. Alors il passait le temps ici, en bas de l'immeuble. En bas de chez moi.
Tout à l'heure, j'ai discuté avec Morel, le Chef de la cantine du bureau. Il me semblait avoir entendu dire qu'un plongeur venait de se casser le poignet et d'écoper de trois mois d'arrêt maladie. Morel a confirmé. Je lui ai parlé. Il est d'accord pour une rencontre. Pas chaud, mais d'accord.
Je suis passé devant lui en rentrant ce soir. Nous avons échangé un sourire, mais je ne me suis pas attardé : les Garnier nous attendent pour un bridge - je suis déjà en retard.
Je lui parlerai demain.
Ma femme était déjà rentrée. Je l'ai aperçue à la salle de bains, achevant de se maquiller. Elle n'a pas tourné la tête pour me lancer, tout en arrangeant sa coiffure :
- Il y avait encore ce type, en bas, ce soir. Ca commence à suffire. J'ai appelé les flics : ils arrivent.
J'ai entendu du bruit dans la rue. Des crissements de pneus, des éclats de voix. Je suis allé à la fenêtre. Deux hommes en uniforme sont sortis d'une fourgonnette et se sont emparés de lui, avec une violence injustifiée au vu de l'absence de résistance qu'il a opposée.
Et puis il y a eu cet instant, celui où il a levé les yeux vers l'appartement. Nos regards se sont croisés. Et j'ai fait un pas en arrière. Abrité par les rideaux de velours. Affranchi. Irresponsable. Non coupable. Non concerné. Absent.
Ma femme m'a rejoint à la fenêtre, tout en finissant d'accrocher sa broche de diamants à sa robe. Elle a jeté un oeil en bas et a déclaré :
- Ca y est, ils l'ont emmené ? Bon débarras !
Et j'ai dit oui.
La triste face d'une espèce, son déficit blessant de solidarité... très beau!
· Il y a environ 14 ans ·Grégory Parreira
Vraiment très bien, l'humain dans toute son ambivalence, partagé entre empathie et lâcheté.
· Il y a environ 14 ans ·leo
très bien écrit, très juste , pas un mot en trop , pas un mot ne manque...merci .
· Il y a environ 14 ans ·Juliette Delprat
Jolie spectacle.
· Il y a environ 14 ans ·Remi Campana
C'est super bien écrit, bravo!
· Il y a environ 14 ans ·ko0
Oui. Merci Pollux. Comme d'habitude, un régal de te lire.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron