Mon père ce héros, mon DG ce salaud ( autre page 2)

Jacques Lagrois

J’ai six ans en 1958, j’habite à Paris, rue du Marché Popincourt dans le onzième arrondissement avec mes parents et ma grande sœur Sylvie, de trois ans mon aînée. Un porche s’ouvre sur une cour pavée sentant la soupe de légumes, le salpêtre et l’urine et dans laquelle viennent finir deux escaliers à la peinture écaillée comme deux gueules noires et profondes. Sans doute quelques ampoules pendantes au bout de fils électriques existent-elles, ne serait-ce que pour aller aux WC à la turque de chaque palier, mais cela ne donne pas assez de lumière pour donner de la consistance aux ombres de ma mémoire. Pourquoi n’ai-je le souvenir que de trottoirs mouillés et de boutiques rares et éclairées sous des lampadaires allumés sur cette époque révolue et obscure ? Je me suis souvent demandé si cette cour, ces commerces n’appartiennent pas à d’autres réminiscences de mon passé. Peu importe, cet ensemble semble accroché à cette partie de ma vie, comme une photo sépia. Mes souvenirs se sont  habitués à ces images, comme autant de points de repères. Mon père s’appelle William, c’est un curieux prénom pour quelqu’un de sa génération où il y a plus de Marcel, de Léon, de Bernard, il est né en Gironde. Mon géniteur met un point d’honneur à être habillé convenablement. Je peux compter les fois, où en dehors des vacances, il est sans cravate. Même lorsqu’il reste avec nous, il est tiré à quatre épingles. Ma mère s’appelle Denise, elle est née à Verdun, mais elle a fui cette région pendant l’occupation, dans ces files interminables qui sillonnaient les routes, emportant avec elles, ce qu’elles pensaient être l’essentiel. Je suis toujours dans ses jupes, une vraie fille manquée, aime-t-elle à me répéter, elle est une jolie brune aux cheveux mi-longs. Quant à ma sœur, je l’adore, elle est la plus belle de toutes les filles, mais c’est vrai que des filles, je n’en connais pas beaucoup. Mon père travaille chez Péchiney, où il est ouvrier. Il milite au Parti Communiste pendant que ma mère s’occupe de nous. Il a été résistant, ceux-ci sont encore à cette époque auréolés de bravoure. Réfractaire au STO et déjà membre du PC à 18 ans, il a été dénoncé par une tante ; envoyé en Allemagne avec mon grand-père, d’où ils se sont évadés tous les deux, ils ont traversé ce pays, regagné la France où ils ont rejoint le colonel Fabien. Il ne tire aucune gloriole de cet acte, il dit qu’il s’est battu parce qu’il fallait le faire. Je suis fier de mon père, c’est un héros. Quand je serai grand, je serai comme lui.

 Autre page du chapitre intitulé "Les maisons roses"

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