Nergüi (Sans nom)

Adé Wonka

“ Quand le Mongol est séparé de son cheval, qu'a-t-il d'autre à faire que de mourir?”

                                                                                               Proverbe Mongol

Mes sabots effleurent à peine l'herbe courte, comme pour ne pas la blesser. Le vent glacial fouette mes paupières humides. Je suis ivre d'air et d'espace. Affranchi. Désormais, mon unique repère sera l'absence de limite.

La main de l'homme est brutale: notre première rencontre est une douleur. Un matin d'automne, comme je broutais l'herbe encore fraîche avec mes congénères, un roulement sourd fît tomber les dernières feuilles des ormes. Paralysés par l'incompréhension, nous nous sommes tous redressés et n'avons pas bougé. Soudain, ils surgirent, fièrement dressés sur leurs montures, armés de leurs urgas. La panique nous envahit. En une seconde, nous nous dispersons dans un nuage de poussière. Mais fermement décidés à s'emparer de nous, jeunes chevaux innocents de quelque civilisation, ils se sont lancés à notre poursuite. J'ai senti la corde tomber sur mon encolure. Affolé, j'ai accéleré l'allure. Un, deux, trois, un deux, trois. L'homme me poursuivait et tirait si fort que le lien me sciait la peau à chaque foulée. De l´écume se formait sur mon poitrail. Un, deux trois, un, deux, trois. Son complice m'a barré le passage. Il faisait tourner au dessus de lui sa perche-lasso qui fendait l'air de façon menaçante. J'ai stoppé net: j'étais pris.

Une dizaine d'entre nous ont ainsi été capturés. On nous a parqué comme du bétail dans un carré, près des yourtes. On se bousculait pour nous voir. Hommes, femmes et enfants à la face lunaire. Fils et filles du pays d'ombre et de lumière. Un seul d'entre eux a retenu mon attention.

Il s'appellait Temüdjin. La légende disait qu'il était le fils du loup gris, né du ciel, et de la biche fauve. C'était un homme de taille moyenne, robuste et trappu. Il avait le visage large et plat comme la steppe, rehaussé de pommettes saillantes comme le mont Burkhan Khaldun qui l'avait vu naître. Ses yeux étaient bridés, ses cheveux raides comme la pluie, épais comme le brouillard. Sa peau cuivrée rappellait la douceur du soleil des matins d'été.

C'est lui qui a pris en main mon débourrage: pas de prise de contact progressive, non. Un dressage franc. Il m'a d'abord passer un mors. Puis il a posé sur mon dos un épais tapis feutré sur lequel il a délicatement posé une selle en bois, garnie de cabochons d'argent. Il a serré la sangle.Je n'ai pas bougé. Alors, il m'a chevauché. Malgré mes ruades, mon dresseur ne sévit pas, calé dans son siège, ses jambes à mon contact. Alors j'ai galopé, tentant d'échapper à la prison de cuir qui comprimait mon chanfrein. En vain.

Les jours passants, je me suis habitué à la présence de l'homme et à son poids sur moi. Il me sortait régulièrement, nous partions pour de longues chevauchées, juste lui et moi. Si les autres individus changeaient chaque jour de cheval, Temüdjin m'avait définitivement adopté.

J'ai hérité de mon nom lors d'une étrange cérémonie. Les nomades avaient pour tradition de dresser de petits édifices de pierres, les obos, sur des lieux sacrés. Ces obos marquaient le lien avec l'au-delà. Ils y déposaient des offrandes afin de se protéger des esprits malins. Après m'avoir soigneusement pansé, coupé la crinière très court et paré des plus beaux ornements de cuir et d'argent, Temüdjin et moi avons longé la rive de la rivière Herlen. Il y avait, au détour d'un virage, quelques guerriers vêtus de magnifiques deels de soie orange, rouge ou jaune qui nous attendaient. Trois autres personnes sont apparues accompagnées d'un incroyable cerf de Sibérie. Il semblait épuisé mais rassemblait ses dernières forces pour marcher la tête haute. Il se déplacait avec grâce sur ses frêles jambes de velours. Il nous regardait de côté, effrayé. Halètant. Les hommes lui firent faire trois tours du monticule rocheux au rythme de chants religieux entonnés par les spectateurs. Puis ils ont entravé le cerf. Ils ont tiré simultanément. Ses fines jambes se sont dérobées sous lui et il est tombé sur le flanc, offrant ainsi sa vulnérabilité. Il remuait mais les hommes le maintenait si fort qu'il finit par se calmer, les yeux révulsés par la crainte. Une main vint se poser sur sa joue. Invoquant le Dieu Khayankhyarvaa, protecteur des chevaux, le bourreau trancha la gorge de l'animal, qui, dans un ultime soubresaut, se raidit. A mesure que le liquide rouge se répandait pour rejoindre le lit de Herlen, aquarelle de sang, le cerf avait l'air de plus en plus apaisé. Les hommes poussèrent des cris de joie et Temüdjin me donna une caresse, satisfait, presque fier. Il jeta une poignée de mes crins coupés sur la dépouille, et se mit à genoux. Il priait. Moi, j´étais absorbé par le spectacle funèbre auquel je venais d'assister. “Ils ont tué le cerf pour me protéger du mauvais oeil. Ils ont tué pour me protéger de la mort” pensais-je. J'étais abassourdi. A cet instant, rien ne comptait plus à mon âme que le désir d'être à nouveau libre. J'aurai voulu prendre la fuite. Oublier les hommes. Retourner à la vie sauvage. Mais on me réservait une autre destinée.

Au retour, Temüdjin chauffa une lame à blanc et imprima sur ma cuisse gauche son tamga. Un symbole tout en relief qui restera à jamais gravé sur ma peau. Si la brûlure cicatrisera assez vite, le souvenir de cette douleur aigüe suintera à jamais. Ainsi, Temüdjin devint “officiellement” mon maître. Ironie du sort: moi qui ne voulait être reconnu par l'Homme, voilà qu'il me baptise “ Nergüi” Cela signifie dans sa langue: “Sans nom”. Je me suis juré que jamais je ne me soumetterai totalement. Un jour, je connaitrai à nouveau la liberté, les marches paisibles sur ma Terre, ennivré par le parfum éthéré d'absinthes sauvages et de gentianes.

Durant les longs et pénibles mois d'hiver qui ont suivi, nous avons traversé le pays. Des centaines de kilomètres parcourus chaque jour, bercés par les interminables mélopées des cavaliers meublant le silence de la taïga. C'est le vent qui nous fatiguait le plus. Le vent et le sol appauvri par les gelées. La nourriture se faisait de plus en plus rare et était difficile à atteindre, cachée sous une épaisse pellicule blanche. Lorsque celle-ci devenait impénétrable, les Mongols envoyaient les chevaux de front dans un galop endiablé afin de faire voler la glace en éclat et révéler ainsi une bien maigre végétation.

Malgré les innombrables marques de prévenance dont les hommes pouvaient nous témoigner (je pense à ces petits chaussons de feutres qu'ils nous faisaient porter pour nous éviter de glisser), certains de mes congénères mourraient lors du voyage. Chutes, épuisement, faim...Fin.

Les nomades interrompaient donc parfois le périple afin de renouveller le cheptel.

Temüdjin était passionné par la chasse, qu'il s'agisse de la capture de chevaux comme de gibier. Il possédait un aigle royal avec lequel il avait su développer une réciprocité impressionnante. Les empreintes d'un loup ou d'un renard sont aisément repérables sur la neige: Temüdjin les remontait jusqu'à ce qu'il soit le plus proche possible de la proie. L'aigle posté sur son avant-bras, attendait l'assaut. Lorsque Tëmudjin retirait le petit chaperon de cuir qui couvrait les yeux du rapace à bec jaune, celui-ci s'élancait majestueusement. En quelques battements d'aile, il s'élevait au dessus de la cible, la poursuivait depuis le ciel et dans un cri, s'abbattait sur elle. Ses serres crochues transpercaient la chair de la victime d'où gisait alors des gerbes de sang frais. L'oiseau reprenait son envol en tenant fermement la bête agonisante. Il revenait ainsi chargé vers son maître et attendait que celui-ci le récompense d'un bon morceau de viande.

Les Mongols se nourrissaient exclusivement de gibier et arrosaient chaque jour leur pitance d'aïrak, du lait de jument fermenté et légèrement alcoolisé qui leur donnait une vitalité nouvelle à chaque gorgée. Je les voit encore, les yeux vitreux, se frotter la bouche d'un revers de main.

La nuit, on devait garder en selle nos cavaliers, pendant leur sommeil. Mais quand les températures devenaient extrêmes, ils montaient des armatures de bois qu'ils recouvraient de nombreuses épaisseurs de feutre et de peau. En à peine deux heures, comme poussent des champignons, s'érigeait devant nous un véritable village de yourtes.

Finalement, l'Ouzbékistan nous tendait les bras. L'enfer de la guerre aussi. C'est sous une chaleur écrasante que j'ai été confronté aux premières hostilités. Temüdjin et moi partions toujours devant, plein galop. Il sabrait n'importe quel crâne à sa portée, éclaboussant ma robe rouanne de tâches pourpres. J'étais en trans, j'avancais au milieu des cris, du bruit des coups, du sifflement des flêches. Les corps s'effondraient autour de moi. La mort nous encerclait.

Nous avons mis à feu et à sang les villes de Boukkhara, de Samarkand et d'Ürgench. Cela a duré un an. Un an de spectacle morbide. La poussière, l'odeur poisseuse du sang mêlée à la sueur. Des milliers de kilomètres, de cadavres, de larmes, de moments décisifs. Nous nous battions en silence, nous déployiant autour des troupes adverses avant de lancer l'assaut en plusieurs vagues d'archers, puis de sabreurs. J'ai été témoin de tellement de massacres...Témoin? Acteur! Comme hypnotisé par l'abomination, je ne cherchais plus à me rebeller. J'ai rempli mon rôle, conduit Temüdjin dans sa folie des grandeurs. J'étais soumis, comme le reste de la troupe, à cet homme au magnétisme implacable.

Nous avons remporté les batailles de chaque pays que nous avons investi. Notre réputation était faite. Nous formions une armée de guerriers du vent, surgissant de nulle part, semant la panique jusqu'aux portes de l'Europe.

Chaque matin, je m'étonnais d'être toujours en vie. J'ai souvent été blessé, bien sûr, mais quelques soins et de brefs jours de repos suffisaient à me remettre d'aplomb. Heureusement, malgré les épisodes d'inhumanité, la nature m'apportait l'espoir de jours meilleurs. Lors de notre interminable voyage, j'ai puisé ma force dans les mystérieux volcans de boue d'Azerbaidjan, je me suis élevé avec les hauts sommets de Géorgie, et j'ai trouvé l'apaisement dans les couchers de soleil sur la Volga.

Les années ont passées. Nous avons fini par regagner l'aïmag de Hentiy. Quelle douce béatitu de de fouler à nouveau le domaine de mes ancêtres Przewalkis. Le vert de la steppe tranche avec le bleu intense du ciel. Les pivoines aux couleurs éclatantes ont éclos comme pour fêter notre retour. Nous croisons une portée de quatre louveteaux blottis contre leur mère, cachés sous les branches arquées d'un tilleul à feuilles de vignes. C'est le printemps: tout indique qu'il s'agit d'un retour à la vie. Je me fais la promesse de ne jamais repartir.

J'ai le droit à un peu de repos. Temüdjin ne me monte plus depuis quelques semaines, mais il vient souvent s'asseoir près de moi et me regarde brouter. Il a vielli. Depuis le jour oú son peuple l'a proclamé “Khan”(notre périple l'ayant conduit à prendre la tête de la Mongolie, du Nord de la Chine et de la Sogdiane) Temüdjin s'isole beaucoup. Il a l'air tellement loin des autres. Au dessus d'eux telle une divinité et non un simple mortel. Je me plais à croire qu'il a acquit une certaine sagesse mais la vérité est sûrement bien différente: je l'ai entendu dire que seul le temps l''empêcherait de conquérir le Monde. Il réfléchit sans doute à la prochaine étape.

Les Mongols se parlent peu. Est-ce parce que j'étais la seule créature en qui il avait réellement confiance (je ne l'avais jamais trahi jusqu'à présent) ou parce qu'il sentait le besoin de justifier ses actes auprès de moi, je ne sais pas...Toujours est-il qu'il s'est mis à me raconter sa vie. Son récit commenca par l'assassinat de son père, Yesügü, empoisonné par la tribu rivale des Tatars. Puis comment son propre clan a dépouillé sa mère, Hö'elun, de ses troupeaux de moutons avant de l'abandonner avec sept enfants. Du haut de ses huit ans, Temüdjin a très vite endosser le rôle patriarcal. Il a grandi et a épousé celle qui est toujours sa femme, Börte. Seulement à l'époque, trois peuples se disputaient la domination de la steppe et les Merkit, clan du Sud du lac Baïkal, ont enlevés Börte. Non seulement Temüdjin ira la délivrer, mais il écrasera les Merkits. Il s'en prit également aux Tatars et aux Taïchiuts. Le pays lui appartient désormais. Mais son désir de bâtir un empire toujours plus grand ira grandissant. La suite, je ne la connais que trop.

Il est tôt et le soleil se lève sur la Mongolie. Je scrupte les étendues infinies qui font écho à mon envie de liberté. Des bruits de pas familiers s'approchent.Temüdjin m'attrappe, me brosse soigneusement puis m'arnache. Je connais ses gestes par coeur. L'odeur du matériel me rappelle douloureusement les années de conflits. Alors qu'il se met en selle, je m'apperçois qu'il emporte son urga. Sur l'horizon apparait la silhouette d'une horde de chevaux. Les poulains ont grandi. Si nous les ramenons au camp aujourd'hui, ils seront débourrés à l'automne et qui sait s'ils ne partiront ensuite en guerre, comme moi, il y a près de huit ans...Se peut-il que mon remplaçant se trouve parmi eux?

Nous ne sommes plus très loin du troupeau. Mes pensées défilent à vive allure. Je sais qu'il me faut agir rapidement. Ne suis-je pas l'unique créature qui puisse mettre un terme à cette monstruosité? Bien des hommes ont tenté d'assassiner Temüdjin. Mais aucun piège, aucune blessure n'ont eu raison de lui. Son peuple le vénère autant que ses ennemis le craignent. Nous rattrapons les foals et Temüdjin brandit son urga. Des oiseaux prennent leur envol et tournoient au dessus de nous. Les jeunes chevaux commencent à s'affoler et prennent la fuite en direction des yourtes. Mes jambes me transportent, elles précèdent mes idées. Le regard du cerf sur son autel sacré me revient. Le courage galope dans mes veines. Je dois agir au nom de la paix.

Je baisse la tête et secoue violement mon encolure. Je sens le corps de mon cavalier qui se redresse. Il tire sur les rênes. Je m'arrête brusquement et tourne sur moi-même violement. Temüdjin s'agite et gronde. Il me tanne de coups de talon. Je pars en ruades. Lorsque, tout à coup, une sensation de légèreté. Puis un choc lourd. Temüdjin est à terre, étendu devant moi. Il ne bouge pas. Je souffle sur son visage. Il ne réagit pas. Je gratte le sol: pas de signe de vie.

L'Homme sans peur s'est éteint. Le père de la nation Mongole est mort. Le Khan aura créé le plus grand empire ayant jamais existé sous la domination d'un seul et même peuple. Il sera pour toujours la figure la plus emblèmatique du pays. Il restera pour le reste de l'Asie un monstre sanguinaire.

Il n'est pour moi ni un héros, ni un ennemi. J'ai compris que les humains sont par nature des prédateurs. Ils sont avides de pouvoir et cherchent à posséder toujours plus afin d'asseoir leur autorité. Ils ont sans doute oublié dans leur frénésie, que tout être vivant n'est qu'éphemère.

En tuant Gengis Khan, je m'émancipe de leur quête absurde.

Mes sabots effleurent à peine l'herbe courte, comme pour ne pas la blesser. Le vent glacial fouette mes paupières humides. Je suis ivre d'air et d'espace. Affranchi. Désormais, mon unique repère sera l'absence de limite.

(Ce texte est basé sur des faits réels.)

  • Merci Christine! la Mongolie est un pays que j'affectionne depuis toujours. L'écriture de cette nouvelle m'a permis d'en apprendre encore plus sur sa géographie, sa culture, son peuple...C'était un régal à travailler et c'est plaisant d'avoir un retour positif :)

    · Il y a environ 11 ans ·
    Schiele.self portrait 465

    Adé Wonka

  • tres bon texte, tres agreable a lire, j'ai vraiment beaucoup apprecie, je vote pour

    · Il y a environ 11 ans ·
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    christinej

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