Nordiste et Sudiste

indiana

Nordiste et Sudiste

Il est assez normal que la City ou Berlin ne puissent comprendre la Grèce. Supposons même que la Grèce ait su gérer son économie, il demeurerait une incompréhension nord-sud. Cette incompréhension s’illustre merveilleusement dans l’étymologie.
Lorsque autrefois les gens du Nord voulaient dire « parler », ils employaient le mot « conter » qui est de la même famille que « compter », tous deux mots descendant de « computare », épurer un compte, vérifier une addition. Conter, raconter, c’est rapporter fidèlement une histoire. Etymologiquement, un conte devrait être une histoire exacte et si vous cherchez bien, vous vous apercevez que les vrais contes ont toujours une origine avérée : Blanche Neige par exemple, que je tiens pour être une très lointaine narration de la vie de sainte Odile (une petite fille non-désirée, aveugle de surcroît, que son père veut faire mourir dans la forêt et qui est épargnée par celui qui la devait assassiner) en est un exemple frappant de similitude.
Mais revenons à ce mot de « conter ».
On comprend pourquoi les Américains disent « computer » pour notre ordinateur. En allemand, Zahl, le nombre, est la racine de erzählen, raconter. Dans la culture anglo-saxonne, parler, c’est être précis, rendre compte, narrer avec précision. Ils sont donc très rétifs vis-à-vis du marchandage typique de la Méditerranée.
Pour les gens du sud, on dit « parler », qui vient de « parabolare » (qui a donné « palabra », « hablar » en espagnol), et qui signifie « dire des paraboles », c’est-à-dire des comparaisons imagées, notion qui implique une dimension imaginative et spéculative ; d’ailleurs, « spéculer » à l’origine est une recherche intellectuelle, ce sont les gens d’affaires du nord qui en ont fait un calcul financier. La parole, au sud, est d’abord une invention poétique, une fiction, une création artistique. Le Marseillais ne « ment » pas, il croit à moitié ce qu’il dit et son auditoire le croit de la même manière. Tartarin de Tarascon explique cette subtilité : mentir ? Jamais ! Raconter à sa manière, toujours ! S’il ne s’agit que de raconter strictement les faits, il n’y a qu’étalage d’éléments sans intérêt. Dès lors qu’on emprunte un ton, ou qu’on « scénarise » son discours, les yeux s’écarquillent, les oreilles s’ouvrent. Dès que vous mettez le ton, vous traduisez… d’une certaine manière, il y a artifice, maquillage. C’est d’ailleurs pourquoi aujourd’hui encore, si vous déjeuner dans une abbaye, vous entendrez le lecteur dire son texte sur un ton monocorde, pour éviter la dérive de la traduction. La messe selon l’ancien rite est elle aussi fidèle à ce principe : transmettre sans transformer, sans adapter à celui qui assiste à la célébration.
Ce qui importe au sud, ce n’est pas ce qu’on raconte, c’est de faire plaisir à ceux qui écoutent. C’est donc du sud que reviendra cette tradition de l’histoire inventée, de la légende. Je dis reviendra parce qu’autrefois, avant l’avènement de la logique et du calcul dans les pays anglo-saxons, il y avait comme partout une culture légendaire. La Reine Victoria et la Banque d’Angleterre, enfin le XIXème siècle des marchands de la City, des compagnies commerciales et des écoles luthériennes, ont réduit à néant cette poésie.
La légende fait un effet si vif sur les gens du nord assommés de rigueur, de précision, d’exactitude, de morale, de calculs, qu’ils s’en sont saisis avec passion, exagération même, et qu’il en ont tiré des récits totalement déconnectés de la réalité. Shakespeare commet des œuvres géniales de complet refus des réalités bassement pragmatiques dominant toute la vie anglaise. La légende venait du sud, la fiction est née au nord. Ainsi, le cinéma et la littérature anglo-saxonne charrient des récits qui ne comportent plus que de l’imaginaire, avec un lien ténu à la réalité. Vous avez un Tolkien qui raconte un monde de pure fiction alors que les contes français, latins ou arabes conservent toujours un lien à l’Histoire authentique (du moins jusqu’à récemment, le mondialisme voit les traditions chamboulées). Le nord aime les fictions pures parce qu’il est un monde de cruelles réalités, de comptes, d’austère précision, de calculs industriels précis.
Direz-vous : mais la mythologie est une fiction grecque ! Non. La fiction, c’est l’œuvre de l’imaginaire coupé de toute réalité. Or, depuis la nuit des temps, toute mythologie est une réalité racontée en récit court, synthétisé, compréhensible. Les symboles ne sont jamais abstraits, d’ailleurs la notion moderne de symbole abstrait est, pour celui qui étudie l’Egypte, une aberration, un non-sens. Tout symbole est vivant et non fruit de l’imagination. Les « dieux » de l’Egypte n’en sont pas, ils sont totems, c’est-à-dire illustrations des puissances naturelles, autrement dit concepts, « ce qui reçoit et contient ».
Qu’est-ce que le conte au sud ? Un fait authentique peu à peu transformé soit parce que le locuteur veut se valoriser « à la marseillaise » soit, plus subtilement, qu’il tire des concepts, des enseignements spéculatifs. La chute d’un homme au sol symbolise sa chute morale, par exemple. Toute la Méditerranée est friande de ces histoires et la Bible est parcourue de ces récits symboliques, paraboliques. L’Egypte déjà était maîtresse de ce regard et tirait des principes de ses observations des faits. Le Christ s’exprime beaucoup en paraboles, dont on n’a pas fini de déchiffrer le sens.
Au sud, négocier et discuter fait l’essentiel du jeu commercial, et conclure une affaire immédiatement, sans discussion savante, attire le mépris et la frustration. N’acceptez jamais un prix qu’on vous annonce en Tunisie, vous fâcheriez le vendeur ! Lorsque vous êtes en présence d’un commerçant méditerranéen, et encore aujourd’hui de manière évidente dans beaucoup de pays, il est obligatoire de discuter, c’est valoriser la capacité du vendeur à diminuer son prix en fonction de son interlocuteur, ce n’est pas un art, n’exagérons rien, mais c’est un savoir-faire à part entière, un lien social, une rencontre. Le marchand n’existe pas seulement par son stock de produit, il n’est pas qu’un stock, il est celui qui donne vie à ses produits, il projette sur ses produits une histoire que vous n’oublierez pas. J’ai encore un miroir acheté en Tunisie et je repense souvent à ce que le vendeur m’en a dit, il a comme une âme ! On est très loin des stocks achetés et vendus à Wall Street, stocks dont le propriétaire n’a aucune importance : seul le produit et donc le profit, compte. C’est le règne du matérialisme qui élimine celui qui vend un peu plus cher.
Au sud, une fois la transaction conclue, on se sert la main et la parole est définitive, il n’y a pas besoin de contrat. Au nord au contraire, la méfiance ou la prudence rendent le contrat obligatoire. Un ami me témoigne qu’en Arabie, de nos jours, d’énormes contrats se concluent par une poignée de main et sont ensuite déchirés sur place : seule compte la parole. C’est entre toi et moi que se conclue l’affaire et si un jour le produit est corrompu, c’est à toi que je demanderai des comptes. S’il est bon, mon fils en rachètera à ton fils.

Traditionnellement, la France est répartie entre un nord et un sud qui ne parlent pas de la même façon et avec les mêmes préoccupations. Au sud, l’échange verbal, la narration, la discussion y compris sur les prix, est importante. Au nord, c’est la précision qui compte.
Cela faisait de notre pays certes le lieu d’incompréhensions, mais aussi un équilibre entre la domination du chiffre pur et celle de la parlotte. C’est une chance très rare en ce monde de réunir ainsi deux cultures aussi différentes et sur un socle commun, le fonds celto-greco-latino-chrétien.
On a l’habitude de dénigrer l’approximation des commerçants du sud, qui sont souvent agaçants dans leur imprécision et même souvent dans leurs tromperies ou vols. Le nombre de délits à la consommation est plus élevé au sud (ce que les statistiques politiquement correctes ne vous diront pas). Mais un mot maintenant sur la prétendue exactitude des comptes du nord. Notons que « speculum » signifie « miroir » et « speculatio » le jeu qui consiste à en regarder les reflets. On peut considérer qu’il y a aussi trouble et reflets dans les affaires qu’on voudrait précises, les banques (la première banque d’Etat est la Banque d’Angleterre) en sont d’excellentes illustratrices : plus l’on précise les comptes, plus les contraintes sont grandes, moins l’enrichissement est possible, d’où il faut que les contraintes soient contournées, ce qui est toute l’histoire de la spéculation financière, spécialement aux USA où les comptes ont été maquillés, les règlements amoindris, pour aboutir aux crises financières successives des années 1930, 1990 et 2000.
En élargissant ce propos, je voudrais rapprocher cette opposition parfois viscérale dans l’affaire de la grande Guerre civile américaine. Bien plus qu’un problème d’esclavage, pratiqué aussi bien au nord qu’au sud, c’est la lutte de l’argent nordiste, protestant, anglo-saxon, contre l’indolence de l’art de vivre sudiste, catholique et latin, qui se manifestait, deux cultures que les USA de 1845 ont rendues incompatibles. Lorsque les historiens mettent l’accent sur la conquête espagnole en Amérique du Sud, soulignant les massacres d’Indiens, ils cèdent à la domination mondiale de l’Université anglo-saxonne beaucoup plus silencieuse sur l’éradication presque complète et la réduction en esclavage des Indiens d’Amérique du Nord. Alors que les Latins avaient laissé vivre tout de même plus de 90% des Amérindiens du sud, les Anglo-saxons ont anéanti plus de 95% des Amérindiens du nord. C’est pourtant bien davantage de la Conquista qu’on parle en termes critiques.
Pour ma part, je suis partiellement d’origine allemande et mon cœur est au sud. Je me définis parfois, en souriant, comme un « Sudiste nordique ».

  • intéressant exposé !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Moi da orig

    Dominique Arnaud

  • Merci Iktomi.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    R my remy blanc 2002 150

    indiana

  • C'est d'une grande intelligence, d'une grande pertinence et on sent qu'il y a une vaste culture derrière.
    En lisant ce texte j'ai pensé, je ne sais pourquoi, à Fernando Savater, peut-être parce que comme lui vous avez un talent certain pour choisir un angle de vue auquel personne n'avait pensé avant.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lange02b

    Johann Christoph Schneider

  • Merci Mathieu, étant Alsacien, vous comprenez ce que je dis quand je parle de Sudiste nordique puisque nous sommes dans le même cas, je vais aller voir vos écrits également.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    R my remy blanc 2002 150

    indiana

  • En effet ce texte est à la fois bien écrit je trouve et bien documenté. Il met en lumière de façon sérieuse quelques questions fondamentales dans la difficulté que les hommes ont à se comprendre...ici, là ou ailleurs.
    Il résonne en moi "l'exilé" alsacien vivant désormais dans ce que j'appelle le Sud-Anis...
    cf. dans un autre genre mes cuvées anisées. Où il est question de jargon, d'accent, d'expressions locales...

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • Merci Yannick, pour votre appréciation, les lecteurs de ce type de texte sont assez rares.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    R my remy blanc 2002 150

    indiana

  • J'adore votre essai concis et fluide, dont le leste style rend la lecture agréable, pleine de soleil sudiste. Votre façon d'aborder la problématique correspond très bien avec la position que vous y tenez : légère, polysémique, organique plus que précise... latine quoi ! Je viens de terminer le Portrait du Joueur de Sollers, ou il parle beaucoup du sud et de son retour, lui qui vient de Bordeaux... je crois qu'il apprécierait votre façon, très située dans l'époque, de comparer nord et sud. J'aimerais lire de vos essais futurs.

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Yannick Bériault

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