Nous pleurons tous à la naissance

Caïn Bates

     Le cerveau est une banque de données intarissables de toutes nos expériences passées, il stocke chacune de nos perceptions: sons, images, odeur, goût et contact.  Mais, pour maintenir son système intact, il consacre tout un registre de ces souvenirs dans un coin spécial, celui des souvenirs entre le jour de notre naissance et les alentours de nos 3 ans. Certains de ces souvenirs font parfois surface lors de flashs soudains ou dans certains de nos rêves/cauchemars mais indépendamment de sa volonté, profitant de son lâcher prise comme d'une opportunité. Les spécialistes se sont mis d'accord pour conclure que ces souvenirs sont considérés comme inopérables car biaisés par son manque d'expérience à les analyser lors de cette période, que l'exil de ces souvenirs permet de ne pas nous troubler.

       C'est un soir pluvieux mais tout à fais banal qu'un pote de lycée a croisé ma route. Il m'avait alors immédiatement reconnu, ce qui est plutôt facile vu ma notoriété de l'époque et du temps peu éloigné où nous nous sommes fréquentés. Pour ma part, je n'ai pas vraiment su mettre de nom sur son visage, j'ai eu la chance qu'il le dise pendant les plaidoiries que sa mère lui ressassait. Alban, un gars simple, calme, cachant une passion pour l'esprit derrière son attitude nigaude. Rapidement, j'ai interrompu son monologue rasoir pour rentrer dans mon appart' le plus rapidement possible. Ce que je hais les gens, il le sait pourtant, pourquoi s'est il amusé à me faire perdre mon temps.
       Une fois la porte de mon refuge claquée, je respire enfin. Cette obscurité, ce vide, ce calme, putain je me sens revivre. La lueur verte des yeux de mon chat transperce le noir absolu, il a l'air aussi blasé que moi d'avoir passé la journée. Je lui balance une vieille souris en tissu déchiquetée au visage, pas la moindre réaction, le chanceux.

      "Mew, je te laisse le dernier bout de jambon, il ne reste plus que ça de comestible dans ce taudis merdique"

          Il le regarde à peine, s'approche, le mâche sans grande conviction avant de partir se coucher sur la commode, bousculant les livres pour les faire tomber. 

      "Et dire, que j'aurai pu te castrer, t'aurais eu les boules, avoue."

           On se fait chier, peu importe ce que l'on fasse. La passion mène à la lassitude, le bonheur à un vide, la tristesse à un gouffre, tout a été créé dans le but de nous emmerder. Derrière les volets, la ville s'agite entre les gouttes de pluie et le ballet des voitures, les piétons se prennent pour des acteurs et les chauffeurs pour des pilotes, les gosses s'imaginent des histoires pendant que les adultes imaginent celles qu'ils vont se raconter pour avoir l'air intéressants. Même eux ils se font chier, ils n'osent pas l'avouer c'est tout. Vous avez beau voir leurs sourires en plastique figé, tout le monde naît dans le sang et dans les larmes, c'est comme ça, assumez. 
            13% de batterie, 2 appels manqués, 7 sms, mon portable vibre encore: numéro inconnu.

          "Et bien, bel inconnu, je penses que tu le resteras."

             Un message vocal, putain, il a la dent dure ce salopard. Ou alors, c'est peut être juste ma petite amie, ce qu'elle peut me gonfler parfois... 

          "Ouais mec, c'est Alban. Avec tout ça j'ai oublié de te parler de mon projet de psycho, ça devrait t'intéresser, je sais que t'aimes les trucs zarb' et flippants. Les trucs glauques ça te connaît et j'aimerais ton avis sur mon projet. Appelles moi... *fin du message vocal. pour contacter votre corr...*
-Vas chier..."

                                       * * * * * 

           Le crépuscule arrive avec la rage au ventre ou la faim, je ne parvient plus trop à différencier au final. J'ai passé la nuit à réfléchir, ce "projet" m'intrigue vraiment, Alban est pas du genre à faire dans le bizarre et si il veut à tout prix que je participe c'est que ça doit être au dessus de ce qu'il peut éprouver.

      "Ouais mec, c'est moi...
-Ah, c'était donc bien ton numéro, tu avait pas changé au final.
-Toujours le même depuis la 4°, au cas où une chaudasse que j'ai connu au collège retrouve son vieux calepin et...
-Ouais ouais, t'as réfléchi pour le projet?!
-Ça dépends, tu m'as pas dit de quoi il s'agissait au final.
-Oh, juste une expérience que je met en place pour mon master, c'est à propos des souvenirs refoulés et je me suis dit que...
-Qu'un bon vieux psychopathe est un excellent cobaye...
-Euh, oui en gros. Donc, t'es chaud?!
-Dis moi où et quand et amènes de la bouffe, j'ai la dalle.
-Ce midi, Memphis?! Je t'expliquerais les détails pendant que..
-Ouais ouais, à ce midi."

         Bien sûr, il était en retard, prévisible. Et bien évidemment, je pétais un câble intérieurement devant l'entrée du resto, m'imaginant les nombreuses tortures que je pourrais lui infliger si je m'écoutais.

          "Putaaaaaain, grouille.
-Scuse, imprévu au labo et... Bon, allez entre, on vas bouffer."

    Bien sûr, le resto était envahi, prévisible. Et bien évidemment, on m'installa à la même table que d'habitude, isolée des gens, au cœur du bruit. 

      "Donc, c'est quoi ton délire au juste?!
-T'as déjà entendu parler du fait que les souvenirs de nos premières années sont pas vraiment consultables de notre plein gré?! Mon projet c'est de faire une expérience qui mélange hypnose et conditionnement, on plonge le sujet dans une sorte de sommeil très profond pendant qu'il est en pleine illusion pour le pousser à faire sortir ses pensées les plus lointaines...
-T'as des pistes de résultat?!
-Je pense que les résultats seront quasi nuls mais le test devrait intéresser le jury donc..."

        Ce qu'il ne m'avait pas dit c'est que ça impliquait des aiguilles, des neuroleptiques puissants, pas de vrai médecin, des risques de mort très élevés: des détails en somme. J'étais donc hyper emballé, survivre à ça sera juste Rock'n'roll et en crever aussi d'ailleurs. Je vois déjà les gros titres: "Un jeune homme perd la vie suite à une expérience clandestine" "Il a subi les tortures de son bourreau des heures durantes." "Un nouveau jeu macabre chez les jeunes?!", ça va faire bander les journalistes.

        La première phase était chiante, remplir des formulaires et signer une décharge en cas de "risques irréversibles" (expression à retenir) et répondre à un questionnaire de 7 pages, il s'est fait plaisir le coco. Il avait obtenu des sédatifs puissants pour m'aider à combattre mon amnésie, c'était le premier cadeau de dédommagement. Il a ensuite débarquer dans mon appart' en fin de soirée pour prélever mon sang avant la prise de médocs pour être sûr que tout était normal.
       Deux jours plus tard, nous entamions la seconde phase de test: les questionnaires oraux. Test tout à fait basique pour les expériences sur le comportement et le conditionnement, j'aurais très bien pu les fausser vu l'habitude mais l'enjeu était trop cool pour tout faire foirer. Ça a duré trois jours et c'est là que les médocs commençaient à fonctionner.
       Troisième phase au début de la seconde semaine: l'Hypnose. On avait calculé le nombre de minutes qu'il fallait aux cachets pour m'assommer, il suffisait de débutait l'hypnose quelques minutes avant pour obtenir une phase intermédiaire entre le sommeil et la conscience. L'hypnose foirait mais, plus jeune, j'était habitué aux rêves lucides donc nous avons tenté cette piste là. Les jours passèrent avant d'obtenir un résultat bancal mais satisfaisant.
         Le temps commençant à manquer, nous précipitions l'avant dernière phase: la Psychanalyse. Simple question de déduction, il était rapidement parvenu à fouiller dans ma tête pour y piocher des détails inconnus de tous.
          Presque un mois après notre rencontre, nous étions "prêts" pour l'expérience. Entre temps, il avait trouvé d'autres volontaires mais il voulait l'essayer sur moi en premier. Un labo tout entier était destiné au test, un siège confortable au centre sur laquelle des lanières étaient fixées au niveaux des poignets et des chevilles ainsi qu'un support pour la tête et la nuque sur lequel siégeait un casque à électrodes que j'avais si souvent porté.


     "Un spécialiste va arriver, on va rendre ce test aussi sûr que possible donc t'inquiètes pas...
-Au pire, si je crèves, livres mon cerveau à mon ex. Elle m'a souvent dit qu'elle aurait aimé voir ce qui toquait là dedans."

         Il ne tiqua même pas, trop tendu apparemment. Je m'installa tranquillement sur le siège pour y prendre mes aises et, sérieusement, si mon psy avait investi dans ce genre de fauteuil, je lui aurait rendu visite plus souvent (du moins volontairement). Un médecin débarqua un petit quart d'heure après notre arrivée et déballa du matos de premiers secours, un défibrillateur et quelques flacons qu'il mit au frigo. Très rassurant, c'est vrai.

     "On va étalonner les instruments, respire calmement et penses à quelque chose d'agréable... Ok, un truc qui te fout les boules.... Yes, un truc qui te fait flipper genre euh, la prof de physique mais dans 30 ans et ivre morte... Mouais, et pour finir, une chose qui t'évoque un souvenir triste..."

          Une fois les calibrages validés, on s'est mit aux choses sérieuses. Cocktail de pilules avalé, sommeil accordé.

                                    * * * * *

         Quand j'ouvrais enfin les yeux, la salle était sombre et ça empestait la charogne. J'étais toujours attaché et mon poignet me faisais atrocement mal, mes jambes étaient engourdis et mes chevilles pendaient vers le sol. Derrière moi, j'entendais quelqu'un sanglotait. Un gémissement féminin, une gamine il me semble, apeurée et fatiguée, ce genre d'halètement je ne le connais que trop bien. La porte du labo s'ouvrit dans un gros fracas, comme si on avait défoncé la porte, un énorme bruit sourd accompagnait la porte à ma gauche. Gauche?! Il n'y avait pas de porte à ma gauche...

        "Cayó, muy dulce"

          Oh putain, non, pas encore.

          "¿Despierto?"

         Pas lui, putain pas lui.

          "Das el aire en mejor forma esta mañana"

         Putain, pas l'hosto, faites que je sois pas retourné à l'hosto, pas encore.

            "Da el aire en estado de shock. ¿Que le disteis?"

           Ils m'ont chopé, bande d'enfoirés. Je répétais dans ma tête tout les endroits où j'aurais préférais être en fermant les yeux aussi fort que je le pouvais jusqu'à sentir une sensation de froid dans tout le corps. Ça sentait toujours plus mauvais, comme une odeur de cadavre légèrement décomposé. Même en me concentrant de toutes mes forces, je ne distinguais rien dans la pièce. J'étais toujours attaché mais contre un mur et à même le sol, ma tête se cognait contre un genre de tuyau en plastique. J'entendais des bruits de métaux qui s'entrechoquaient puis un cri, perçant, provenant de nul part. J'entendis à nouveau sangloter la gamine. 
         En tentant de bouger mes mains, je trancha légèrement la tranche de ma main droite et une odeur de sang séché imprégna mes narines, les murs apparaissaient, des tâches marrons et crasseuses avaient éclaboussaient le sol et le bas des parois ondulées. La gosse se mit à hurler et le bruit résonna dans ma tête toujours plus fort.
        Je repris mes esprits dans ce qui semblait être un lit, mon corps était bordé si fort que les couvertures coupaient ma respiration et ma circulation sanguine. Dans une autre pièce, un vieux téléphone sonnait encore et encore et dans la pièce flottait une odeur d'épices. Par la fenêtre, je voyais le soleil brillait à m'en brûler les yeux, Aussi loin que je me souvienne, la lumière du soleil m'as toujours dérangé. La porte de la chambre s'ouvrit et un vieil homme entra dans la pièce avec un visage blême et les larmes aux yeux. Il ressemblait un peu à mon grand père mais avec une mine plus fatiguée. Il commença à s'approcher de moi et je me sentit défaillir.
      Quand je me réveille enfin, je ne vois rien. J'ais probablement un bandeau sur les yeux. L'odeur de charogne réapparue, j'ais l'impression de pourrir moi même avec ce goût de sang qui me brûlait la bouche et mon corps endolori. Je suis bloqué dans une genre de boîte et tout est mou à l'intérieur. Un cercueil... Non, pas ça...

                                     * * * * * 
           Un immense coup me transperce la poitrine suivi d'une vague qui balaye l'intérieur de mon corps. Haletant, je distingue petit à petit l'aiguille plantée, figée entre mes pecs. Je prends de puissantes inspirations, tout mon corps tremble.
          Quelques minutes ont passées et Alban entre dans le labo en furie et se met à hurler, il me bousille le crâne avec ses hurlements. Il arrache violement les sangles du fauteuil pour me permettre de me dégourdir et retire les électrodes un à un avant de s'asseoir derrière le bureau sans bouger. Je retire le casque et me lève, non sans mal, pour le rejoindre.

    "Ne te forces pas, tu as subit un gros choc. Tu étais en train de partir, on a dû te ranimer."

        Il me tends un mouchoir pour m'essuyer le sang que j'ai sur le visage, j'ai cracher beaucoup de sang.

       "Désolé, j'ai foiré, j'annule tout. Je sais que t'as signé les décharges mais tu peux porter plainte, je m'en fous, je l'ai mérité. Tu aurais pu crever si le médecin n'étais pas là."

         En fait, il avait l'air aussi paniqué que lui, c'était sûrement un débutant dans le milieu médical. Il me dévisageais comme si il était face à un mort, il tremblait.

       "Reprends tes esprits, d'accord. T'as pas mal hurler et les courbes se sont emballées, t'as dû subir un choc et on a pas su interprété quoi que ce soit, tout ça pour rien."


         Nous pleurons tous à la naissance et plus encore les années suivantes. Je me rappelle pourquoi maintenant, mais je n'ose pas lui dire que son expérience fonctionne.

  • Est-ce que tu as lu mon texte "délivrance" ? quelques points communs :-)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Une coïncidence... :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Thmwgjnrs4

      Caïn Bates

    • oui :-)) c'est une sujet rarement raconté de l'intérieur, plus souvent décrit par les ressentis de la mère !
      (d'ailleurs je confirme ça fait vraiment très très horriblement mal quant on a pas le temps de faire une péridurale !...)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

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