Nuit
ysee-louise
Nuit
La nuit, je réfléchissais dans le noir. Lumière éteinte…pas pour autant ma petite cervelle trop vive, trop dense, trop vorace. Les formes sombres, fruits de mon imagination fertile, se faisaient menaçantes dès que la porte de ma chambre se refermait sur la solitude nocturne.
Très tôt, je dus négocier âprement avec mes peurs d’enfance.
Papa grondait, agacé:
- Mais non, tu vois bien, ce n’est pas un monstre, c’est l’ombre de ta poupée Tinnie. Là, voila, je la pose par terre, et on n’en parle plus ! Ah bah maintenant c’est la boîte de legos qui va te faire peur. Alors nooooooon, ce n’est pas un robot venu de l’espace ! Regarde ! C’est bien la boîte en plastique bleu que tu as eu à Noël. C’est bon, maintenant, on peut dormir dans cette maison ?
Les enfants ont bien droit eux aussi à leurs peurs tout de même ! La frayeur des enfants est pourtant bien réelle. Eux seuls le savent ! Mais ce sont toujours les papas-mamans qui s’arrogent le droit d’en décider …
Sans doute ont-ils un peu raison. Sans doute ont-ils leurs raisons : la maison à ranger, le film du soir qui commence, grand-maman au téléphone, ou un petit-moyen-gros câlin qui n’attend pas…
Seule face à mes créatures intérieures, ombres mouvantes se glissant sous la porte pour hanter murs et plafond, je me pelotonnais sous ma couverture, le nez à la lisière du lainage, respirant à peine, respirant tout de même. Le froid léger caressant mes oreilles formait de lui-même une menace nouvelle. Doudou protecteur entourait ma tête dont seul l’appendice nasal se laissait deviner par quelque être maléfique posté en avant-garde au pied de mon lit.
Finalement, à force de tressaillements et de sanglots étouffés, je m’endormais, épuisée de pleurs silencieux. Papa ne me sauverait plus. L’ultime avertissement retentissant quelques minutes auparavant ne souffrirait aucun rappel:
- C’est la dernière fois, je te préviens, après tu peux pleurer tout ce que tu voudras, je ne viendrai pas, débrouille toi. Il n’y a pas de monstre ni de quoi que ce soit. C’est juste ta chambre, ce sont juste tes jouets !
J’abdiquais. Malgré ma détresse, il ne viendrait plus.
Sur son lit blanc glacé, il semble dormir. Ses traits paisibles, détendus, contredisent les frissonnements répétés qui secouent son corps inerte. L’horripilation de sa peau dénudée assène en plein coeur la fragilité douloureuse de cette vie en fuite. Seul atour : un drap de coton au fin liseré rouge replié de mi-cuisse à mi-ventre et un bandage turban de nabab. Les drains, sondes et perfusions ornent étrangement son visage et ses membres.
- Madame, s’il vous plait, mon père a froid semble-t-il. Il tremble. Il a la chair de poule. Ne peut-on déplier le drap? Pourquoi est-il nu ?
- Il avait de la fièvre tout à l’heure, c’est pour ça que le docteur a dit de le découvrir. Ne vous inquiétez pas, tout est normal.
Ma main droite repose sur son bras. Je veux, de ces vœux magiques que formulent les enfants, que ma chaleur le réchauffe tout entier, jusque sa moelle, ses os, son âme. Je lui chuchote des mots doux à l’oreille.
- Papa, n’ai pas peur, c’est moi. Il fait noir parce que tes yeux sont fermés. Les bruits étranges, ce sont les machines qui t’aident à respirer et le monsieur dans le lit à côté qui est un peu agité. Mais l’infirmière a dit que tout allait bien. Ne t’inquiète pas, je suis là. Je reste là, près de toi. Tu sens ma main sur ton bras ? Je t’aime mon papa. Je suis venue pour toi.
Les lumières verdâtres et le bi-bip cyclique des machines m’hypnotisent. Je pressens plus que je ne vois les personnes qui, une à une, viennent lui parler une dernière fois. Famille, proches, fantômes tristes n’osant le frôler tout à fait. Les jumeaux, comme toujours, se partagent la tâche : mon frère en salle d’attente, accueillant, expliquant, rassurant ; moi dans la salle de réa, faisant le lien.
Puis mon petit frère, en dernier, son fils tant aimé, sa joie, sa bouée de secours durant sa longue maladie, sa fierté, sa vie…Je le serre dans mes bras. Je repose bien vite ma main à sa place initiale, ne rien perdre de ce contact devenu si précieux. Il hésite, s’avance, recule, revient, m’interroge du regard.
- Tu peux lui parler tu sais, il t’entend. Prends-lui la main, ça lui fera du bien.
Le grand adolescent pose maladroitement sa paluche de géant sur celle, inerte, qui dépasse légèrement de la barrière métallique. Je chuchote :
- Papa, Cédric est là. Tu sens sa main sur la tienne ? C’est sa main à lui, il est venu te voir.
Soudain, l’épaule et le bras tressautent.
- Infirmière ! Madame ! Madame ! Venez vite, il a bougé l’épaule et le bras ! C’est normal ? C’est la fièvre ?
- Non, non, sa fièvre est descendue. Il s’agit visiblement d’un mouvement volontaire. C’est incroyable. Les docteurs l’ont stimulé toute la matinée pour qu’il réagisse et il n’a pas bougé. Vous dites qu’il a produit une secousse au niveau de l’épaule et du bras ?
- Oui, oui, je vous l’assure.
- Ah, très bien, j’en parlerai lors des transmissions à l’équipe de nuit. Mais vous savez, l’heure des visites est passée depuis un quart d’heure déjà, il va falloir que vous partiez messieurs-dames.
- Oui, oui, bien sûr, d’accord madame. Papa, nous devons partir maintenant, mais nous reviendrons demain. Bonne nuit. Dors bien. Je t’aime.
- Je vous remercie d’être venu si vite.
Le médecin chef du service semble visiblement mal à l’aise.
- C’est normal docteur. Vous vouliez nous parler ?
- Oui, voila, nous pensons enlever l’appareillage de votre père aujourd’hui ou demain, mais pour cela nous avons besoin de votre autorisation.
- Ah, ça ne m’étonne pas. Hier il a bougé le bras, c’est encourageant n’est-ce-pas ?
- Bougé son bras…ah, oui, l’infirmière nous en a parlé en effet. Heum, non, depuis il n’a pas produit d’autres mouvements volontaires. Voila, comment dire… votre père respire actuellement grâce à une machine qui maintient ses fonctions vitales. Néanmoins, n’ayant pas de signe d’amélioration depuis dix jours, nous avons pris la décision de le débrancher…
- et ?...
- Et bien, c’est quitte ou double, soit le corps reprend ses droits et votre père retrouve son autonomie respiratoire, soit…
Silence. Silence dense, lourd, pesant, doux aussi. La compassion sincère de l’homme en blanc empli l’air saturé du deuxième-sous-sol-service-de-réanimation aux murs rose-sale. L’infinie tendresse du regard azur de mon jumeau se pose sur moi. Le vert de mes yeux lui répond aussi surement que les mots qui ne trouvent pas leur place en ce moment où le temps suspendu s’accorde à l’évanescence des pensées.
1973, même hôpital, dernier étage, service maternité : Un jeune-homme furieux et barbu tient tête au médecin chef. Il est hors de question qu’il sorte de la salle. Oui il a conscience du fait que cet accouchement présente certains risques. Non il ne laissera pas sa femme seule dans l’épreuve !
- Mais monsieur, cela ne se fait pas. Les pères n’assistent jamais aux accouchements ! Je vous en prie, retournez en salle d’attente. Une infirmière viendra vous chercher quand les petits seront là.
Cette force incroyable l’habitait, la puissance du silence et de la bienveillance. Présence tranquille, aussi immuable qu’une montagne. Efforts réitérés et pourtant vains des sages-femmes : notre venue au monde fut accueillie par les larmes unies d’une jeune maman de 19 ans et de son amoureux aux yeux infiniment bleus.
A celui qui accompagna notre venue au monde, en ce même lieu, 33 ans plus tôt, au tout dernier étage sous le ciel de septembre, nous devions maintenant accorder le droit de le quitter, dans ce deuxième sous-sol, sous lequel ne se trouve rien d’autre que le béton et la terre. Le sourire que nous échangeâmes en ce moment précis, si rare, unique, de notre existence, mon frère et moi, portait toute la tendresse du monde. Je me tournais alors vers le médecin, transmettant de ma voix la parole de la famille pour notre père endormi, pour sa délivrance, pour son droit à la vie, mais aussi à la mort.
Ce soir, je m’endors seule dans mon petit canapé rouge et froid, épuisée de pleurs silencieux. La tristesse m’assaille et je cache sous ma couverture orange mes sanglots étouffés. J’appelle à moi le sommeil consolateur. J’abdique. Malgré ma détresse, il ne viendra plus.
C'est calme, tranquil et sur. ( Le tableau de Van gogh si c'est bien lui me fait penser à cette tradition d'accompagner les âmes dans une rivière pour qu'elles aillent de l'autre côté. Je ne l'avais jamais vu comme ça même si je l'ai regardé sans m'en lasser )
· Il y a plus de 13 ans ·jone-kenzo
Euh...Je me présente? Kô pointedenis
· Il y a presque 14 ans ·meo
Dis, comment tu vas?
· Il y a presque 14 ans ·meo
Un texte fort et de toute beauté que je recommande au travers de mon coup de coeur à toutes et tous. En résonnance très certainement aux tristes nouvelles de la journée. Les mots sont remèdes et le temps son allié. Merci Ysée Louise pour ce partage...
· Il y a presque 14 ans ·leo
L'absence d'une personne qui nous était chère, thème ô combien universel... Merci pour ces mots délicatement choisis et subtilement mis les uns à la suite des autres. Ils traduisent à merveille des sentiments et des peines que nous redoutons tous. Le texte, dans son ensemble et de par sa construction narrative, est un pur bijou "nouvellistique". J'attends avec impatience vos prochains écrits.
· Il y a presque 14 ans ·un-certain-principe
C'est très beau, les sentiments très fort sont subtilement bien décrits, bravo
· Il y a environ 14 ans ·selig-teloif
Merci Christine. Merci Sabine. J'ai lu vos écrits (pas tous encore, besoin de temps...) et je suis très touchée de tant de gentillesse à l'égard de mes mots par de si belles plumes.
· Il y a environ 14 ans ·ysee-louise
Quelle infinie délicatesse ! J'adore votre écriture. Le texte donne des frissons. C'est tout simplement magnifique.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron