#3. Trouver l'horizon.

Une vieille chanson d'Arcade Fire, noyée sous les voix masculines qui s'entrechoquent. Les visages se frôlent sans se voir. Devant elle, il y a un type aux cheveux roux bouclés qui rit aux éclats de ce que lui raconte un autre type. Ils parlent en anglais avec un fort accent irlandais qui va pile poil avec la déco. Elle se souvient de ses études d'anglais, et des heures passées dans ce bar, de l'épaisse brume de cigarette qui diluait l'endroit et poudrait ses cheveux. Now our lives are changing fast. Hope that something pure can last.

Elle tient encore son verre dans la main. Par la fenêtre derrière le bar, elle le voit sur le trottoir. Il s'est rallumé une cigarette. Il ne regarde pas son téléphone, comme tous ces autres qui attendent moins seuls quand ils sont seuls. Il lève un peu la tête,  puis il sourit, peut-être qu'il écoute la conversation des gens d'à côté. Peut-être qu'il repense à cet aveu idiot de tout à l'heure et que ça le fait marrer. Peut-être juste qu'il ne pense à rien. Qu'il est juste bien. La nuit lui va comme un gant. 

*

Ce soir, elle est montée à l'étage avant de quitter la maison. Elle a ouvert le velux en grand et a tenté de prendre une grande inspiration. Mais l'air lui-même étouffait. Elle a alors jeté son regard dans l'horizon aussi loin qu'elle le pouvait. Loin derrière le champ, derrière l'église du village d'en face, loin, et il lui a semblé que l'horizon lui-même s'était arrêté et imposé une limite. En elle, tout est retombé avec le poids lourd d'une porte qu'on ferme. Elle a senti une révolte étouffée remonter dans sa gorge. Ses yeux sont revenus balayer les voitures des voisins,  les tuiles sales et la gouttière. Inspirer, inspirer jusqu'à l'étourdissement. S'affranchir du sanglot coincé dans la gorge.

Les oiseaux ont les os creux pour sentir le vent s'y frayer un chemin. 

*

La nuit lui va comme un gant.

Elle va sortir de ce bar qu'elle connaît trop bien. Ignorer les voix des deux filles avec qui elle est venue et qu'elle entend distinctement maintenant. Elle va sortir et lui proposer de prendre la voiture. De s'éloigner d'ici. D'aller où il voudra. Peut-être qu'ils n'iront pas loin. Peut-être qu'il voudra rester. Et boire un verre ailleurs, dans un autre de ces pubs à la même gueule bariolée et faussement gaie. Peut-être qu'il prendra sa main pendant qu'elle conduit et qu'ils rouleront longtemps. Peut-être. Peut-être même qu'il y aura l'horizon.