#6. plus loin.

ellis

Personne ne retiendra la nuit. Extrait #6.

Pendant qu'il l'attend seul appuyé contre la voiture avec sa cigarette, le garçon a plein de choses qui lui passent par la tête. Il se dit qu'il est heureux de voir la mer cette nuit. Il se dit que le temps est bon, que l'air est à peine frais, et qu'avec son blouson, il est pile poil bien. Il se dit qu'il est tard déjà et que la fille a l'air fatigué, même s'il sait qu'elle le niera. Il jette un œil à son téléphone pour vérifier et il est effectivement bientôt une heure du matin. Il oublie d'écrire à Alex. Il essaie de trouver du regard la fille à l'intérieur de la superette. Elle est passée acheter de l'eau et  « des trucs à grignoter, des fois que. » Ca le fait sourire, ça lui rappelle les départs en vacances. Ses yeux s'arrêtent sur sa mince silhouette qui attend à la caisse, derrière un type aux cheveux longs. Elle porte une veste de surplus militaire un peu trop grande. Tout a l'air trop grand pour elle. Il imagine comme elle doit être menue. L'angle de sa mâchoire, la finesse de son cou et de sa gorge nue, de ses poignets. Elle a les attaches si fines qu'il hésitera peut-être à lui prendre la main dans la nuit, ou à la toucher plus loin. Parce que bien sûr, bien sûr il y pense, bien sûr, la pensée de l'embrasser lui chemine dans le ventre depuis plus d'une heure maintenant. Depuis tout à l'heure dans le café. La pensée de trouver sa chaleur sous la veste de surplus est venue se loger entre ses côtes quand il était dans la voiture. Elle s'est frayé un chemin jusque dans la paume de ses mains pendant qu'il la regardait, les manches de sa veste remontées à moitié le long de ses bras blancs.

_ J'ai pris des sandwiches. Jambon-beurre. Et des Petits Ecoliers. lui lance-t-elle en passant la porte, un large sourire sur les lèvres. Bon, c'est basique, mais comme on ne se connaît pas encore très bien… Elle lui adresse un regard plein de malice qui vient jeter de la braise sur les pensées qui tournent à l'intérieur de son corps.

Il lui tend une cigarette et le briquet. Elle l'allume et tire une longue bouffée comme on inspire profondément avant de dire une chose importante. Mais non. Elle le regarde seulement en silence. Il se demande ce qu'elle pense. Mille choses peuvent traverser son esprit à cet instant précis. Elle peut décider de rentrer. Elle peut se jeter sur lui et l'embrasser. Elle peut simplement rester là, à le regarder, et à trouver elle aussi que le temps est bon, et prendre silencieusement la nuit avec lui. Il ignore totalement ce qui se trame derrière le bleu-vert de ses grands yeux sans fard. Et dans son ventre, dans son ventre, toujours le fourmillement qui murmure, qui danse doucement. L'envie de glisser jusqu'à elle et de poser la main contre sa joue. Juste pour voir. Mais non. Il la regarde seulement en silence.

_ Tu n'es pas fatiguée ? finit-il par demander, parce qu'il lui trouve les yeux brillants tout à coup.

_ Tu veux conduire peut-être ? lui répond-elle d'un air de défi.

_ Je pourrais si vraiment tu voulais, mais on serait assez vite perdus.

Un nuage noir passe sur le visage de la fille, il évanouit son sourire sans trop qu'il comprenne pourquoi.

_ Je ne suis pas fatiguée. répond-elle simplement. Toi non plus ? Tu veux qu'on rentre ? Tu veux que je te redépose à Lille ?

_ Non. Tu veux rentrer toi ?

_ Non.

Elle marque une pause et baisse la tête.

_ Je ne sais pas vraiment ce que je suis en train de faire là, tu sais ?

Il l'écoute. Tout en lui est tendu vers elle. Et écoute. En même temps, il voudrait qu'elle n'ait pas besoin de parler. Parce qu'il n'y aura sans doute pas grand-chose à répondre. Parce qu'il se sentira bien petit face à elle et qu'il voudrait se sentir grand pour l'apaiser un peu. Pour lisser ce début de contrariété qu'il voit naître sur son front et souffler quelque chose de doux entre ses lèvres.

_ Je me doute. Et aussitôt, il regrette cette réponse stupide et orgueilleuse. Il ne se doute de rien. Il sait juste ce qu'il sait. Qu'elle veut rouler la nuit entière. Qu'elle vit avec quelqu'un. Qu'elle a un enfant. Qu'elle fume mais qu'elle ne fume pas. Que sa mère lui a blessé la main en voulant la protéger quand elle était gamine. Et qu'elle a les premiers albums de Radiohead dans sa voiture. Il ne sait même pas son prénom.

_ Quelque fois… Quelque fois, je voudrais que la nuit dure mille ans. Que rien n'ait de conséquences. Elle lève les yeux vers lui, avec dans le regard une question qui cherche réponse. Je voudrais tant que tout soit léger. Tu vois ce que je veux dire ?

_ Oui.

Elle sent les larmes lui venir dans la gorge. Elle secoue machinalement la tête.

_ Bon. Allez, dans une petite demi-heure on y est. déclare-t-elle soudain, pour mettre fin à ce début de mélo.

_ La mer en pleine nuit… répond-il dans un sourire rêveur.

Elle sourit doucement à son tour et ouvre la portière.

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