NYC Vs les fantômes (5/5)

riatto

Chronique américaine / New York City



Des hôtels j'en ai connus quelques-uns, sans compter ma première pension aux Batignolles qu'on a démolie depuis longtemps pour y mettre un immeuble d'assurance tout en verre.

De voyageurs, de commerce, de tourisme, de passe, des cafardeux, des hôtels de bord de route, tout en plastique et en plâtre ; à la semaine, au mois, à crédit et même des fois, à l'oeil.

Du haut du First Avenue Plaza, perché au trente-huitième étage, ce qui change de ma piaule au rez-de-chaussée chez le gros Momo à Ivry, c'est surtout la vue, faut le reconnaître.

 

Une nuit est venue, et puis une autre. Longues et larges comme des avenues, des fleuves lumineux parallèles.

Tout à mon décalage horaire je suis resté là-haut tout ce temps. Assis sagement sur le sofa, devant l'immense fenêtre rose. Un rose pétillant de cinéma.

Par la vitre le skyline de Manhattan. Un bon millier de phares inutiles - on ne fait pas naufrage à New York, on s'y échoue de son plein gré, comme une baleine.

Le Chrysler est juste là. A vol d'oiseau c'est rien du tout. Il brille comme un comptoir d'inox, bien poli et astiqué. Dans son costume art-déco, il ressemble à un percolateur. Un de ceux qui sont si compliqués, avec un aigle par-dessus, et des tas de petits trucs sculptés. Une de ces machines à café qu'on voit briller toujours bien neuves chez les brocanteurs du marais, mais qui ne servent jamais à rien d'autre, finalement, qu'à décorer les bars à putes. En fait le Chrysler a surtout l'air d'un parcmètre, ou d'un maquereau c'est comme on veut, il règne en maître absolu, planté bien profond dans le trottoir.

 

Les yeux ouverts dans la nuit, à l'endroit où elle est profonde.

Là où sa chair est la plus tendre, sa peau plus fine, délicate.


 

C'est l'heure des solitudes muettes, des tendresses disparues, des cauchemars d'enfants qu'on rendort d'une caresse sur le front. Là... Rendors-toi mon chéri, Maman est là, n'aie pas peur car Maman, elle, n'a peur de rien, tu le sais .


Sauf que Maman, des fois, elle ment.

C'est l'heure des fusées de détresse, tirées à quelques encablures de la côte et qui grimpent, grimpent, découpent le ciel d'encre et planent en hurlant à la lune, puis retombent épuisées, pour mourir seules dans l'eau glacée.

Ailleurs,
des animaux frissonnent sous le vent, on tire sur la couverture, une sueur froide le long du dos. Qui sait ce que dissimulent les ténèbres ?

 

Chacun fait son petit voyage, les portes s'ouvrent sur un empire de rêves colorés et absurdes.



On se met à espérer de gigantesques gratte-ciels pour transpercer la nuit, pour l'anéantir. D'immenses buildings qui réfléchissent les insomnies des néons. C'est l'heure où la nuit pose ses pièges.

 

***

 

J'ai tenu deux jours à ce régime, gateaux salés et mini-bar, maintenant il faut quitter la chambre. Les clients attendent derrière. D'autres clients, d'autres rois. Des gens d'après, des sans-gênes ! Qui viennent dormir dans mon lit !

C'est de bonne guerre, chacun son tour, j'ai eu ma dose. Je m'en suis foutu plein les yeux, à m'en faire péter l'estomac. Je pourrais vomir encore intactes une demi-douzaine de pizza pepperoni, sans me vanter.

Ça va ça va ! Poussez pas derrière ! C'est bon, je m'en vais, je vous la rends votre vue à million de dollars !


***

 

Y me restait encore un peu de temps avant la case aéroport.

J'ai posé mes paquets sur le marbre du hall. Aussitôt la casquette du Colonel a fondu sur moi. Un vieux soldat m'a ébloui d'un sourire immense en attrapant mes sacs.

Le Colonel. Très vieux et très noir, avec des nuages de cheveux blancs très blancs et tout frisés. Dans son costume gris confédéré, j'ai tout de suite compris d'où il réchappait.

Un Colonel cent fois vaincu, survivant malgré lui d'une vieille guerre pas bien oubliée.

En Amérique c'est ce qui arrive aux perdants. On les condamne à ouvrir et fermer des portes en sortant des valises du coffre des taxis... Pan ! La portière jaune claque comme un coup de fusil. Mon Colonel est déjà en train d'emporter d'autres valises, avec pour dernier champ d'honneur l'horizon d'un petit billet glissé à la va-vite.

Non non ! Je lui fais de la tête... Je vais laisser mes affaires ici une heure ou deux, j'explique. Et le Colonel me fixe en souriant.

 

Dans ses yeux : un champ de coton, des croix en flammes, des viscères de poulet, une danse vaudou... Dans le hall de l'hôtel trois accords d'un gospel, et venue de plus loin une prière ; le chant de la chair à canon. Je sens le goût de l'été sur ma langue, l'odeur de fer de la mitraille, des locomotives et des chaînes. Le Colonel marche fièrement, on lui a libéré les chevilles, à lui et à ses camarades, pour aller défendre Louisville, quelque part dans le Kentucky.

On lui a mis un uniforme, on lui a donné un képi, le voilà tout droit dans ses bottes, lui qui n'a jamais porté de chaussures.

En face descendent les salauds en bleu, de vrais barbares ces yankees, c'est le maître-blanc qui l'a dit. On va leur mettre une bonne raclée à tous ces salopards, vas-y Colonel !

En face, les soldats en bleu sont noirs, eux aussi, l'Amérique c'est tout ça.

Les canons ont fauché au hasard, les bleus les gris les noirs les enfants, les vieux les femmes... Pensez donc, des canons tout neufs qui n'avaient jamais servi ! Quand le vent a soufflé la fumée, on a voulu compter les points, mais tout le monde était mélangé, pas facile pour les arbitres.

Des jambes, des bras, des têtes coupées... Alors on a compté les casquettes. Mille, deux mille, dix mille, cent mille, après on a plus compté. C'est aux points que les bleus ont gagné, on a fait une grande fête et on s'est pris dans les bras, une sacrée bonne nouvelle pour tout le monde !

Tout le monde mais pas le Colonel. Quoique pour lui ça n'a pas changé grand-chose. Aux maîtres il a donné le peu qu'il avait, sa jeunesse - quand on a rien d'autre perdre, et cette jeunesse-là, le maître-blanc l'a quand même gardée pour lui.

Il marche en raclant ses chaussures. Puni, comme tous les perdants, ce pays a horreur de ça ! La perpétuité à courber le dos et à sourire à de nouveaux petits maîtres blancs venus de l'autre bout du monde. Des types comme moi en quelque sorte. Il a gardé son uniforme, sa casquette et son regard, c'est comme ça que j'ai su son histoire. Je suis assez physionomiste, c'est comme un don que j'ai pour deviner la vie des gens.

 ***

Je pouvais donc pas m'enfuir comme ça, le coeur trouble. Juste une mise au point je me suis dit. Le coeur net, paraît qu'on y voit plus clair.

J'ai arrêté un bus d'un coup, et je me suis faufilé jusqu'à une place réservée près de la fenêtre. Réservée aux touristes - j'écris pas n'importe quoi non plus. On est parti à fond la caisse et on a dégringolé toute la Troisième d'un coup, jusqu'au Village.

Au fait, quand on appelle Village un quartier dont les immeubles possèdent en moyenne dix étages, on sait qu'on n'est plus chez soi, c'est un truc que je vous donne pour quand vous voyagerez.

 

La voix dans le bus a hurlé Broadway ! j'ai eu comme une envie d'obéir alors je suis descendu. Je m'étais mis en tête de retrouver le paradis de la farce. Et ça tombait bien parce qu'au-delà de mes souvenirs, un peu imprécis c'est vrai, j'avais justement mis la main sur une petite carte tombée dans la poche de ma veste. Une petite carte plastifiée avec de jolies écritures noires et oranges, (les couleurs préférées des monstres) et puis au dos le nom et l'adresse de la boutique en question. Halloween Paradise, 10 000 Square Meters of Fantasy Adventure ! 911 Broadway, NY. NY.

 

J'ai trouvé l'endroit facilement.

Je suis resté là devant le 911. J'ai demandé à un type si c'était bien l'adresse de la carte. Le type m'a dit oui et puis il est parti.

Au 911 Broadway NY, NY, aucune trace de farce ni de masque, de monstre ou de costume en latex. A la place, une gigantesque salle de sports entièrement vitrée et réfrigérée, avec des new-yorkaises et des new-yorkais rebondissant en short sur des tapis roulants. Et puis sur les accoudoirs des tapis roulants, des compartiments spéciaux pour poser son gobelet d'un demi litre de café au lait.

J'étais au bon endroit, mais la boutique, elle, n'y était plus.

 

Quand ça a été bientôt l'heure que je me dépêche, j'ai fait signe à un taxi et on est reparti dans l'autre sens. Retour à l'hôtel pour attraper mes bagages et puis direction l'aéroport, bye bye.

 

Ça roulait pas trop bien, alors j'en ai touché deux mots au chauffeur- un colombien en exil politique qui devait enchaîner trois boulots pour rembourser la dette d'une rançon pas finie de payer pour récupérer sa femme, enlevée par des narco-trafiquants là-bas au pays, très souriant le type. 

Je lui ai expliqué mon histoire, et comment j'étais passé par là deux jours plus tôt avec mon ami Louis, comment j'avais dû me déguiser pour aller dans un bar secret sur une Avenue qui n'existe pas, mais quand même fréquenté en grande partie par des fantômes et tout ça, et le chauffeur écoutait tranquillement en hochant la tête, et puis à un moment il m'a dit :

_ Si si séñor ! Yé mé souviens dé la boutique, muy biène ! Mais vous sabez ici, toutes les choses ils bougent drôlement vite séñor... Votre histoire est bieille, trois jours ! Et là-dessus il est parti à rigoler en espagnol (je ne parle pas espagnol)

_ Si bous boulez mon abis, botre boutique, elle a été détruite et remplacée, ça arribe tout le temps ici ! hey... C'est New York séñor... New York ! New York !

 

Et puis le chauffeur s'est mis à chanter Sinatra avec un accent- et une voix, indescriptibles. Mais rien qu'une seule phrase, toujours la même en boucle, sur toute la longueur de la Première Avenue, jusqu'à l'hôtel... Soixante rues de Sinatra à la sauce Tortillas Arabica ! Ce que c'est que le melting pot...

 

C'est en longeant Central Park que j'ai pensé à Montmartre, à une bière fraîche au calme de la rue Lamarck, aux escaliers tranquilles, aux tables en formica rouge du tabac à la sortie du métro.

Peu de temps après, pendant qu'on traversait Queensboro Bridge direction l'aéroport John Fitzgerald "bullet in the head" Kennedy, j'ai fait un rapide calcul mental et j'ai remis ma montre à l'heure.

 ***

  • J'ai pris tes textes dans la gueule et c'était bien.

    · Il y a environ 9 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

  • Comme j'ai aimé ce New York hanté ! Très belle balade à travers les 5 textes merci !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    389154 10150965509169069 1530709672 n

    sophiea

  • Je vais m'attaquer aux suites, car ce weekend j'ai accès à un ordinateur.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Les épisodes précédents peut-être ?.. Bon voyage !

      · Il y a presque 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

  • Wow je suis ravi d'avoir suivi jusqu'au bout. Tres bonne nouvelle du début a la fin! bravo!

    · Il y a environ 10 ans ·
    318986 10151296736193829 1321128920 n

    jasy-santo

    • Wow t'as tout lu ?! Je suis flatté...
      Pour le coup il y a des suites, c'est un petit recueil. Miami et Dublin dispos sur Wlw, et à venir la Norvège, l'Ecosse, les Bahamas... Bon voyage !

      · Il y a environ 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

    • Bien sur!
      Je vais lire tout cela! Merci de me faire voyager!

      · Il y a environ 10 ans ·
      318986 10151296736193829 1321128920 n

      jasy-santo

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