Obsolindécence programmée

Le dossier M69-9316200128 reçut sa convocation. Il s'y attendait, puisqu'il approchait du cap de la cinquantaine. Il se souvint de ses vingt ans, quand il s'imaginait bousiller sa vie dans une dernière pirouette acide à l'aube de la trentaine. Il était bien amer de n'avoir pas su anticiper sa déchéance précoce. Au moins, il en aurait été l'unique responsable, assumée. Il n'aurait pas dû tomber amoureux pour se laisser berner et vivre dans les mièvreries sucrées qui le conduisirent jusqu'à cette date fatidique.

En 2120, l'espérance de vie moyenne avait passé, en théorie, le cap du centenaire. Le souci était que la société se refusait depuis des décennies à s'adapter aux changements liés à cette révolution démographique. Le dernier conflit mondial qui avait opposé les deux grandes religions monothéistes n'avait été que des épiphénomènes Les vingt millions de victimes avaient très peu pesé dans les statistiques et elles n'avaient pas réellement modifié la pyramide des âges. En effet, que représentaient-elles au regard des victimes de la Deuxième guerre mondiale ? La population humaine atteignait les sept milliards d'habitants.

Cinq décennies plus tôt, après des semestres de conflits sociaux, les pouvoirs publics, le patronat et les syndicats parvinrent à s'entendre sur la retraite à soixante-dix ans. Le souci était que la majorité des travailleurs de plus de quarante-cinq ans était sans activité professionnelle. Une véritable frontière sociale s'était dressée avec la jeunesse devenue arrogante, oublieuse qu'un jour une nouvelle génération naîtrait, les envoyant dans les affres de l'inactivité professionnelle.

Les changements débutèrent vers 2090. De jeunes loups, frais émoulus des Grandes écoles, cynisme et canines acérées faisant bon ménage, proposèrent – même si, dans la réalité, ils l'imposèrent – de prendre en charge les chômeurs de longue durée de plus de cinquante-cinq ans. On leur laissait le choix de leur couper toute aide sociale où, dans un souci de compassion juvénile, de les inviter à intégrer les Nouveaux ateliers nationaux. Sur le modèle de leurs ancêtres de la Révolution de 1848 furent créées des institutions pour les accueillir et leur donner des taches utiles à la société. On les intégra dans le programme CREVA (Commission de Réinsertion à l'Emploi et à la Vie Active). Les VIEUXS (Volontaires à l'Insertion pour l'Emploi et pour l'Union contre la Xénophobie Sénile) furent regroupés dans des centres de travail fermés, pour leur sécurité. En effet, les juvéniles supportaient de plus en plus mal d'être confrontés à ces visages burinés qui prétendaient que l'âge était synonyme de sagesse, d'expérience et de compétences. C'est à cette époque que furent promulguées les lois contre la gérontophilie se calquant sur celles condamnant la pédophilie.

En 2110, ça se compliqua. La première génération d'anciens jeunes qui avaient intégré le programme se révolta. Ils n'étaient évidemment pas grabataires – la commission d'enquête démontra que durant des mois, ils s'étaient gavés de vitamines et d'amphétamines – et ce fut une véritable guerre civile d'un nouveau genre qui se déclencha. Les milices de prévention contre les risques liés à la sénescence entrèrent en action. En trois ans, les victimes se comptaient par dizaines de milliers. Le gouvernement siffla la fin de la récréation. On envoya sur le terrain les brigades pubères, des gamins de onze à quinze ans, les plus motivés. Ils n'avaient pas connu leurs grands-parents, voire leurs parents. Depuis leur plus tendre enfance, on les avait programmés dans le dégoût de l'antique et de l'ancien. Chaque année, devant le parlement était organisée la journée du renouveau. Il avait été décrété obsolète toute œuvre artistique qui dépassait les trente ans. Il y avait bien longtemps que Platon, Voltaire ou Picasso n'évoquaient plus rien. On brûlait alors des livres, on fracassait des statues où on déchirait les toiles.

C'est pourquoi, en 2115, le conseil des sages – composé parfois d'adolescents acnéiques – prit la décision de mettre un terme à toute existence humaine de plus d'un demi-siècle. Les choses furent organisées de manière propre. Il avait été décidé de l'implantation d'une puce électronique ultra-sécurisée et inviolable.

Il préféra garder encore quelques instants de liberté avant l'inéluctable fin – un dérèglement des cellules lié à la diffusion dans l'organisme d'une dose de polonium – et il partit pour les Causses. Quand son corps fut découvert, il fut démontré que les charognards s'étaient régalés de sa carcasse fracassée au bas d'une falaise karstique.