Omelette

nyckie-alause

Flûte !

J'ai besoin de la poêle et la porte est fermée.

Déjà j'entends l'électrovanne qui se déclenche et les gargouillements de l'eau au fond du bac. Une tentative d'ouverture inopinée déclenche la première alarme sonore, pas trop forte, une stridence douce qui se mêle aux jets sur le métal des casseroles qui tintent. 

Je n'ai pas d'autre choix pourtant, j'ai déjà cassé les œufs, battu les œufs, salé les œufs et aussi le poivre que j'ai moulu finement. J'ai sorti la bouteille d'huile, le feu est allumé et dans le tiroir à casseroles ne reste qu'un immense faitout et une minuscule casserole blanche, celle que j'utilise uniquement pour chauffer du lait pour la petite. 

Ma poêle. Elle est neuve, brillante de son émail rouge à l'extérieur pas encore entaché de brûlures et de coulées graisseuses calcinées. La poêle idéale s'il en est. Quand la température parfaite est atteinte le métal noir de l'intérieur prend un aspect soyeux et accueillant, parfait pour séduire et attirer toute nourriture impatiente de cuire.

La poêle. Si j'avais été prévoyante je l'aurais lavée à la main. Ce n'est pas une tâche si complexe car un petit tour d'éponge humide et un essuyage rapide aurait bien suffi.

Et cette machine qui accélère le rythme des battements dans le coin le plus sombre de la cuisine la retient prisonnière contre mon gré. 

Je suis les instructions : 

appuyer sur le bouton pause pendant deux secondes, remettre le sélecteur de programme à zéro, attendre le déclic de déverrouillage, appuyer simultanément sur le bouton marche-arrêt et la touche départ différé jusqu'à l'extinction de la diode rouge. 

A ce moment-là, vous pouvez ouvrir la porte…


Trois fois que je recommence la procédure, après avoir relu autant de fois la fiche « stop » du mode d'emploi.

La porte se refuse, l'alarme sonne à nouveau, à chacun de mes essais infructueux d'ouverture. 

Je reprends la notice, mets en doute la traduction, certainement automatique du chinois, tente la lecture en espagnol, en anglais, en allemand… Rien ! 

Je me dis qu'il faut attendre, que la machine doit posséder d'autres sécurités qui ne sont pas précisées ici. 

Pourquoi ai-je bazardé la vieille poêle. Elle était moche, elle attrapait tout ce qu'on y mettait à cuire, elle donnait aux aliments un goût de fer et d'arrête de poisson, mon omelette aurait été ratée mais cuite, mauvaise mais comestible. 

Je reviens devant la machine et j'allume la lumière car le dernier jour qui entrait par la fenêtre s'étiole. Nous voici face à face. Je tente de l'amadouer en caressant ses boutons, en tournant le sélecteur avec une grande délicatesse, des gestes proches d'une tentative de séduction. 

Dans la chambre là-haut j'entends la petite qui s'est réveillée et qui m'appelle. Elle va réclamer bientôt son diner. Je fais mine de sortir de la cuisine comme si mon attente avait changé. Je reste derrière la porte que j'ai pris soin de refermer derrière moi. La petite chantonne dans son lit, heureuse de penser que l'heure du repas approche et que je vais dans un instant aller la chercher pour que nous passions à table. J'installe nos deux assiettes, les verres que j'entrechoque, les couverts, les serviettes. Revenue dans la cuisine, affichant un désintérêt manifeste pour la machine, je verse du lait dans la minuscule casserole blanche, coupe deux tranches de pain, fais des aller-retour de la cuisine à la salle à manger…

Je m'approche d'elle et, est-ce que je rêve ? Ne vient-elle pas de se raidir ? L'air de rien j'ouvre le robinet pour remplir la carafe et d'un coup de genou je heurte sa porte. L'air de rien. Sans tentative d'effraction. j'affiche même un air de mépris à son encontre. Le lait est chaud je peux toujours faire de la purée en flocon. 

La petite s'énerve je crois, je vais la chercher et devant moi elle trottine, joyeuse en disant j'ai faim j'ai faim j'ai faim…

Assieds-toi ce sera bientôt prêt !

Elle n'écoute rien, elle non plus. Elle me suit dans la cuisine. Je sors un saladier, verse les flocons de pomme de terre, saisis la casserole, verse le lait et, alors que je sors le beurre du réfrigérateur, la petite tire la poignée de la machine qui s'ouvre dans un souffle de détergent et la poêle rutilante est là, juste à l'avant du tiroir. Chaude et belle.

Le feu, les œufs, la spatule pour retourner l'omelette… délicieuse !

C'est pas mal avec la purée. « Encore » dit la petite, « encore omelette purée ».

Avec mépris, je vide la machine de sa vaisselle sale et je mets tout cela dans l'évier.

Pendant au moins une semaine elle n'aura rien ! J'espère qu'elle finira par comprendre…

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