On aurait eu un bâteau..
hel
Le soleil dégringolait entre les arbres, entrainant peu à peu dans sa chute la lumière et les restes de chaleur du jour.
Jean s'accrochait au dernier rayon comme il s'accrochait à la vie. Il se nourrissait de son agonie, tendait son regard, son visage, vers ses dernières miettes, avec l'illusion d'en faire provision pour la nuit. Le rayon fini par mourir, le ciel se fit plus opaque, pas encore noir, mais d'un bleu sombre zébré de mirages rosés qui murmuraient une fausse promesse.
Jean se tassa un peu plus sur le tronc mort qui lui servait de siège. Il tenta de se distraire encore en fouillant de ses godillots les aiguilles de pin qui tapissaient le sol. Ça craquait, exaltait ses odeurs. C'était bon comme de vieux souvenirs qui remontaient et l'entrainaient ailleurs.
Les autres s'étaient déjà installés pour passer la nuit. Cinq ou six gamins dépenaillés, dont certains pas beaucoup plus âgés que lui, mais qui en avaient fini avec les histoires de monstres cachés, ou qui en tout cas, faisaient drôlement bien semblant. Seule Zora s'affairait encore à ramasser quelques branches pour le feu. Elle lui lança un sourire fugace. Quelque chose qui y ressemblait et qu'il attrapa comme les dernières miettes du soleil.
Ça lui dura pas longtemps, les petites miettes et les odeurs d'avant. La nuit tombée, malgré le bout de feu qui crépitait, le froid et la peur du fond du bois se faisaient sentir, et pire que ça : la faim, qui ondulait en faisant de grosses vagues dans son ventre. Des gargouillis violents. Ça lui brassait, lui remuait l'intérieur, faisait couler ses yeux. Comme ça, ça lui passait méchamment des images douces et sucrées, la tarte aux pommes de sa mère, un vieux parfum de cannelle. Terrible. Et le noir, les craquements, les bruits dans les buissons, des cris de chouettes et d'oiseaux lugubres au-dessus.
Il avait beau serrer bien fort ses petits poings et se mordre fort l'intérieur de la bouche, les larmes étaient montées. Puissantes. Ça le secouait, dégueulait de son nez, au point qu'il réveilla la moitié du campement.
Un lui pria gentiment de fermer sa gueule. C'était Xavier, le plus grand, celui qui toujours se collait à Zora avec des airs de petit chef. S'il avait été juste un peu plus grand, il lui aurait collé son poing dans la figure. Paf ! Pile sur son nez tarabusté qui filait de traviole. Son sale nez de renard musqué.
Les autres lui balancèrent une volée de cailloux.
C'était comme ça. Y'avait des règles, il avait pigé, entre les cailloux et les baffes, oh oui, mais pas pour ça qu'il s'en sortait mieux.
Si Xavier ou Zora disait un truc, la troupe entière suivait l'élan.
C'était pas contre lui, juste un truc de groupe, de bande, de meute.
Il posa sa tête sur ses genoux, pour tenter de maitriser ses sanglots.
Puis, comme dans un rêve, il sentit une main dans ses cheveux et une voix caler des mots dans le creux de son oreille.
— On a tous faim et froid, et peur, qu'est-ce que tu crois ? T'as froid, tu te tasses contre les autres et surtout tu la fermes. Faut que tu piges un truc, la nuit c'est la même dégueulasserie pour tout le monde. Mais si on commence à pleurnicher comme toi, t'imagines un peu ? On a plus qu'à se jeter dans la rivière avec une corde au cou accroché à un gros caillou… et t'avise pas d'avoir des idées comme ça, hein. Parce que je te jure que je te botterais moi-même le cul, si jamais tu t'y aventures. Serres les dents, merde !
Jean avait relevé les yeux vers Zora.
— Je sais que t'es pas bête, que tu comprends. Essaye de dormir, reste pas à l'écart, rapproche-toi et rappelle pas aux autres ces trucs auxquels ils essaient d'échapper. Tout ira bien. Y'aura du soleil demain.
Elle s'était éclipsée d'un bond, sous l'œil mauvais de Xavier qui le lâchait pas.
Se coller aux autres, sûrement pas. Ils puaient le bouc, ça lui rappelait la bergerie, son père.
Il ferma les yeux, se tassa contre son tronc, et tenta d'endormir la faim en se répétant « y'aura du soleil demain ».
***
Parfois ils étaient dix, parfois plus d'une vingtaine, et d'autres fois, ils se retrouvaient moins. Juste le petit noyau dur.
Zora préférait. Elle disait que c'était plus facile de se fondre pour moins se faire remarquer. Plus facile pour manger, quand on avait qu'à partager en sept. Elle n'aimait pas ce qui venait de l'extérieur, changer sa routine. Même si leur vie ça n'avait rien de ce parfum-là.
La routine, ça sent le pain chaud, le café au lait, la soupe aux pois, la lessive, le savon de Marseille. C'est ça que ça sent la routine. Pour eux, souvent, ça sentait les poubelles, la boue et les égouts, des odeurs de chiottes mal évacuées, le sang des autres quand il fallait jouer des coudes. Le genre d'odeurs qui comme ça les lâchaient pas. Même en se lavant ou quoi.
Tous s'en accommodaient, tu ne lâches pas les bonnes odeurs sans raison valable. Faut être un peu couillon pour penser le contraire. Leurs raisons valables, à tous, restaient des secrets, pas besoin de règles, aucun d'entre eux n'aurait voulu lâcher le morceau, pas même ceux qui en portaient les marques bien visibles. Dessus ils y brodaient de chouettes mensonges, quand y'avait du feu et de quoi manger assez. Zora racontait, des histoires d'aventures, de liberté, qu'elle trouverait un chouette bateau, un jour, et que tous embarqueraient, et alors là… Plus rien que la belle vie, fini les poubelles, les regards de pitié, les femmes qui auraient pu être leurs mères et qui les chassaient à coups de balai, comme de la vermine.
Un mot qui revenait parmi d'autres. Vermine. Aussi : racailles, vaurien, raclure, crapule, plèbe, voyou, délinquant, sauvage, bohémien, pouilleux, gouape, frappe, galapiat, petite merde, glavios, chiure, fils de chienne… Une liste infinie comme si jamais on avait eu assez de mots à coller sur le dos de ces gamins. Comme pour les tenir loin, surtout ne pas apercevoir ce qu'il y avait dessous, ce qui débordait limpide de tout ça.
Un beau bateau, qui les emmènerait loin, ça avait de la gueule ouai, ça lui en faisait des trucs dans le fond du cœur et de la tête, qui clapotait joyeux. Il l'aurait écouté des heures. Et voulu garder que ces moments là, quand elle racontait.
***
C'était demain. Et il faisait beau. Faim aussi. Mais au soleil c'est jamais pareil.
Zora disait vrai.
Personne n'avait dit un mot de la veille. C'était le truc chouette, on pouvait se taper fort, se cogner, se balancer les pires saloperies, le lendemain tout était neuf, vierge, possible.
Compteurs à zéro. Rires sous les branchages, pas de pierres qui volaient, pas de cris lugubres, douce musique de petits pépiements.
Même s'il avait fait chier son monde, personne le mettrait à l'écart.
Xavier avait trouvé des baies, il en glissa une grosse poignée sur le tronc mort, plus grosse que ce qu'il avait daigné partager avec les autres, juste à côté de Jean.
De quoi colorier son sourire de douceur amère.
***
— Arrête de faire ta chochotte, t'es un homme ou quoi ? T'as le plus petit gabarit, donc c'est toi qui y va, tu passes par la lucarne, discretos, tu te démerdes pour vite venir nous ouvrir, et le reste on se démerde. Tain, c'est le plus facile ça. T'as envie de bouffer, d'être peinard quelques jours ? Alors arrête tes simagrées de fillette et tes questions de si jamais si, si jamais ça. C'est rien qu'un vioc qui crèche là, pas le monstre du Loch Ness ni le grand méchant loup, un vioc ! Une sale merde en plus, tu peux me faire confiance je m'y connais.
Les paroles de Xavier résonnaient dans la tête de Jean, en même temps que l'air tentait de se frayer un chemin dans sa gorge. Un vioc tu parles ! Une sacré poigne. Une férocité dans le regard, rien d'éteint ! Il l'avait secoué en le serrant par le cou, même pas le temps de réagir, pas le temps de pousser un cri.
Dehors Zora s'inquiétait.
— On n'aurait pas dû le laisser aller tout seul. T'aurais pas dû le pousser comme ça. J'ai un mauvais pressentiment.
— Arrête un peu dit. Depuis quand madame nous fait des délicatesses, hein ? C'est pas toi pourtant qui disais que chacun doit faire ses preuves ? Que celui qui se mouille pas, il vire. Faudrait savoir !
Elle regarda Xavier d'un œil noir.
— Il est pas comme nous, le petit. Tu le sais.
Elle aussi le savait, elle avait bien essayé de faire comme si, de se convaincre du contraire,mais il était pas comme eux, il avait pas trempé dans le même jus pour avoir la hargne de faire ce qu'il fallait. Elle s'en voulut. Choppa une énorme pierre, qui alla se fracasser contre la porte vitrée.
Le vieux, de surprise, lâcha Jean, qui s'étala à ses pieds.
Zora était déjà sur lui. La pierre à la main. La pierre s'écrasant contre son crâne. Une fois, deux fois,…tous étaient sur lui. Tous cognaient. Pieds, bras, mains, coudes. Des coups, des cris, de la rage.Du sang, de la chair, partout, sur les murs, sous leurs ongles. Encore et encore. Ils cognaient sourds. Ils auraient eu des crocs qu'ils les auraient plongés dans la bouillasse, pour Jean, pour leur père, leur mère, pour les autres comme eux, pour les cicatrices. Vermines, racailles, sauvages, ils plongeaient, sombraient un peu plus. Donner leur compte d'argument aux bonnes gens.
Puis le silence. Eux debout, sonnés, ivres et livides à la fois.
Xavier fit le tour de la maison, ramassa tout ce qui pouvait avoir de la valeur, et quelques biffetons.
Zora se baissa vers Jean, par bonheur il était toujours en vie, inconscient et ça valait mieux. Elle le prit dans ses bras, et tous disparurent dans la nuit.
***
Jean se réveilla sans plus rien se rappeler. Juste les mains sur son cou. Et les traces qui restaient encore, piquaient, brulaient en dedans.
— La vache il y a pas été de main morte l'enfoiré, avait commenté Xavier. T'inquiète ça craint plus rien.
Et au regard d'inquiétude de Jean, il avait servi un mensonge.
Zora avait raison, il était différent. Ils l'avaient tous été, un jour, un vieux jour lointain, enseveli. Mais c'était bien trop tard maintenant, plus de retour arrière possible. Mais y pouvaient faire un truc, au moins un truc de bien, épargner le gamin un minimum. Peut-être même un petit plus…
Zora lui avait apporté un short salopette, noir, une belle chemise blanche, et des godasses neuves et même des chaussettes pour aller avec. Elle-même portait une nouvelle robe. Longue, blanche, aérienne, une robe d'ange.
Jean n'avait pas bronché, il avait enfilé le tout, s'était laisser passer le peigne dans ses cheveux fins.
Ils étaient partis tous les deux. Elle avait dit « aujourd'hui c'est vacance ! ». Il était un peu méfiant, comme du mal à y croire, mais l'envie était plus forte que le doute. Et puis pourquoi ces tenues du dimanche, belles comme il n'en avait jamais eues ?
Ils avaient pique-niqué dans l'herbe, après elle lui avait lu un chouette livre. Trop chouette, aussi parce qu'il ne l'avait que pour lui, sans les autres, il avait tout loisir de contempler ces grimaces naissantes, ces mimiques au-dessus des pages. Ça parlait d'un monde imaginaire, lui rappelait eux, en plus beau, plus paisible. Lui restait Jean, Zora devenait Wendy.
Elle continua de lire, pendant qu'il courrait, voletait dans l'herbe grasse. Toujours son regard se relevant des pages, pour le surveiller, scruter autour. Y'avait comme un quelque chose de grave, triste et heureux à la fois dans ses yeux.
Quand le soleil commença de dégringoler, elle le rappela.
— Tu vois la fermette là-haut sur la colline ?
— Bein oui je la vois.
— Ça te dirait pas toi d'habiter dans un endroit comme ça ?
Jean ne répondit pas, il regardait la ferme, puis Zora, revenait de l'un à l'autre, sans trop comprendre, comme un problème de litre d'eau et de baignoire face au tableau noir.
— Pas de branches, pas de vieux troncs pourri...
Elle lui fit un clin d'œil moqueur.
Il haussa les épaules.
— Y'a de chouettes gens là-bas, je les connais. La dame, tu vois, elle a pas d'enfant, des fois, quand je suis fatiguée des autres, quand on repasse dans ce coin, je viens la voir. Je reste une heure ou deux, mais après… ça me démange, c'est les murs, je peux plus. Mais toi, toi tu peux. Plus faim, plus les autres à supporter…Imagine un peu ça mon petit gars !
Le problème commençait à s'éclaircir, ça lui faisait des grosses vagues dans le bide. Comme l'autre soir. Il se jeta dans les plis de sa robe. Elle le laissa reposer là un instant, sans rien dire. Juste y sentait comme des vagues aussi, dessous sa robe. Puis d'un coup, elle lui tira la tête en arrière par les cheveux. Fort.
— Tu me fais quoi là, hé ? Tu vas pas chialer encore, hein. Xavier a raison, bordel. T'es pire qu'une fillette. Bon alors c'est simple, tu dégages, tu cours, grouille-toi, je t'ai montré le chemin t'as plus qu'à ! Je te laisse cinq minutes, comme je suis pas vache, tiens prends le livre, elle t'apprendra, elle s'appelle Louise. Tu luis dis que t'es Jean, elle t'attend.
Elle le regardait pas dans les yeux, elle regardait à côté. Comme une petite fille qui récite sa leçon sans vraiment trop y croire, mécanique.
Il prit le livre. Il essuya ses larmes, et il se mit à courir. Vite, plus vite que jamais.
Quand essoufflé il arriva en haut, il voulu se retourner et courir à toutes jambes dans le sens inverse, mais quand il fit volte-face, seuls les brins d'herbe et les pâquerettes s'agitaient sous le vent. Zora avait disparue.
Alors il s'engagea sur le sentier qui menait à la ferme, les deux mains crochetées à son livre.
Juste parce qu'elle l'avait voulu.
Belle fluidité littéraire...toujours agréable à lire, merci
· Il y a plus de 9 ans ·Philippe Larue
Superbe!
· Il y a plus de 9 ans ·Marine Mazel
Magnifique ! Sans aucun doute l'un de tes plus beaux textes ! Bravo !
· Il y a plus de 9 ans ·loinducoeur
Merci, j'essaye de mettre un peu plus de force à chaque fois en ce moment, de dépasser mes zones de confort, alors ça me fait drôlement plaisir que tu dises ça, du coup.
· Il y a plus de 9 ans ·J'espère que ton écrit avance, j'attends la suite...
hel
Tu es vraiment une " furieuse " de l'écriture, c'est beau et émouvant et toi tu sais si bien faire passer les émotions, merci Hel, le soleil sur le banc a été bénéfique :) !! et belle source d'inspiration !!
· Il y a plus de 9 ans ·marielesmots
Oui, je suis furieuse épuisée là surtout, le contre coup, ça devient comme une drogue par moment, merci d'avoir trouvé ça beau :)
· Il y a plus de 9 ans ·hel