Oppression

pierre-tankalechine

            Je n'ai pas froid. Je devrais, pourtant : l'automne est déjà bien avancé à Saint-Pétersbourg et je suis dehors, vêtu de mon seul complet-veston. Sans doute est-ce dû au fait que dans ma singulière situation, le dehors correspond au plus profond des dedans.

            J'avais cru que le silence m'accorderait son apaisante étreinte. Je m'étais trompé, car me parvient le doux sifflement du ténu courant d'air qui me rattache à la vie. Il est cependant tellement nimbé par la paix alentour qu'il en devient assourdissant. Je n'entends plus que lui.

            L'ouïe est d'ailleurs le seul sens qui me reste vraiment. Vue, goût et odorat me font défaut. Quant au toucher, il ne subsiste qu'à l'état de traces. Tout juste si je parviens encore à trouver en tâtonnant la gourde presque vide posée entre mes cuisses, à porter à mes lèvres sèches ce qui subsiste de la miche de pain noir qui la côtoie.

            Si mes cinq sens ont pratiquement disparu, j'ai par contre peu à peu compris que m'en était accordé un autre : jamais auparavant je n'avais réellement perçu l'écoulement du temps, ressenti l'inexorabilité de la succession des secondes, lourdes gouttes tombant inlassablement sur le front d'un supplicié. Pour ma part, ce flux implacable ne me rendra pas fou... du moins veux-je le croire de toutes mes forces.

            Je suis seul comme je ne l'ai jamais été. Mes pensées sont mes seules compagnes. L'introspection forcée que je dois pourtant apprendre à apprivoiser a fait qu'au fil des heures, je me suis renfermé en moi-même toujours davantage. J'aurais pu alors, peut-être, saisir certaines choses qui m'avaient toujours échappé : tout au contraire, jamais je ne me suis senti si loin de moi-même. Au fin fond de mon âme tourbillonnent des torrents sans nombre qui m'entraînent loin de mon vrai moi. Il me faut apprendre à plonger sous l'écume de mes regrets pour espérer répondre à la question « Est-ce que je sais pourquoi je vis ? »

            J'ai perdu la notion du temps. Il me semble cependant qu'il y a longtemps que Vadim aurait dû me libérer. Lorsque nous avions passé notre accord, il m'avait juré « Sur la tête du Tsar ! » qu'il ne me ferait pas défaut. Un serment provenant d'un légitimiste si acharné valait toutes les garanties du monde.

            Quiconque à cette heure déambulait sur la perspective Nevski, blanchie par une précoce première neige qui tombait d'abondance, aurait alors pu croiser la route d'un mirliflore à la démarche dansante, balançant négligemment au rythme de ses pas une canne d'ivoire au beau pommeau d'argent. Le gandin en question, Vadim B., était un fils de bonne famille étudiant en médecine. Il devait achever cette année un laborieux cursus qui lui avait déjà demandé trois années de plus que la normale. Pour l'heure, ses pensées n'étaient pas dirigées vers le dernier cours donné par le PSomov – la peste emporte ce pompeux birbe ! –, mais bien plutôt vers ce qui le tourmentait depuis deux jours : qu'allait-il faire de Vassili ? Il lui fallait prendre une décision, et au plus vite encore... Allait-il respecter la parole donnée à ce faible, ce rêvasseur ? Ce serait alors mettre à bas un plan ourdi depuis des semaines, gâcher peine et argent... D'un autre côté, il n'avait pas droit à l'erreur : Vassili était le fils unique du voïvode M... et l'enquête qui débuterait lorsque l'on aurait constaté sa disparition ne devait jamais ô grand jamais l'impliquer, lui, Vadim. Il frissonna au souvenir de la dernière dissection effectuée devant ses étudiants par le Pr Somov : le corps était celui d'un homme torturé par l'Okhrana, la police secrète du Tsar. Esquilles d'os transperçant la peau, chairs brûlées et ongles arrachés lui adressaient un impérieux avertissement qu'il ne pouvait prendre à la légère.

            Respirer me devient de plus en plus difficile. Je crois en avoir deviné la raison. Glaçante. En concevant le système d'aération, Vadim et moi, nous avions dissimulé le conduit d'amenée d'air au long de la croix plantée dans le tertre qui me surplombe, tout en le recourbant vers le bas à son extrémité, afin de prévenir l'entrée d'eau ou de tout ce qui aurait pu l'obstruer. Ah, nous étions si fiers alors de notre ingéniosité !.. Mais si cette année la première neige survenait plus tôt que d'habitude ? Et si elle tombait dru ? N'allait-elle pas recouvrir peu à peu le tube, rendant cette fois ironiquement légitime ce cercueil qui désormais m'oppresse intolérablement ?

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Note au jury : texte reçu par la poste. Fin illisible, maculée par une très grande tache d'encre. Est-ce une mauvaise plaisanterie ?

R. Schmidt

  • Votre style d'écriture est très intéressant, j'aime beaucoup le début où le personnage parle à lui-même et au lecteur dans une philosophie lyrique. Puis le rythme change et on pense à vision externe avec un retour au "il".

    · Il y a presque 11 ans ·
    Queen elizabeth ii  4  150

    amy_gotha

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