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Dans le miroir ovale d'une coiffeuse sans personnalité on peut apercevoir le reflet d'une blonde aux traits délicats, quoiqu'un peu tirés. On devine qu'elle est assise et de temps en temps on la voit porter une tasse fumante à ses lèvres, qui frémissent quand le liquide brûlant les atteint, mais ne se referment pas. Entre deux gorgées la jeune femme laisse entendre sa voix, douce et basse.

- Il paraît que tu viens d'emménager dans le quartier, c'est cela ? Je te souhaite la bienvenue. Souhaites-tu prendre un peu de thé ? Celui-ci est à la grenade, il est vraiment délicieux !

La jeune femme sourit, verse un peu du contenu de la théière dans une tasse en porcelaine qu'elle pousse ensuite vers l'autre côté de la table.

- Au fait, je crois que j'ai oublié de me présenter. Moi c'est Opaline. Je ne suis que de passage ici, je préfère le mouvement, je voyage beaucoup vois-tu... mon métier d'hôtesse de l'air me le permets. J'aime beaucoup Sidney et New York. Et quand je suis ici, je peins. Je ne peux m'en passer !

Une de ses mains frêles vient attraper de nouveau sa tasse pour laisser couler dans sa gorge le liquide toujours brûlant. Elle ne semble pas gênée et continue.

- Si tu le souhaites je te présenterai mes amis, Lou, Émeric et Mylène. Lou est toujours en train de blaguer et Mylène me ressemble beaucoup, elle est comme une sœur pour moi. Je pourrais aussi te présenter...

Pendant ces derniers mots, le volume de sa voix baisse, jusqu'à s'éteindre complètement. La jeune femme s'interrompt, la bouche encore ouverte. Des mèches cachent son visage. Le silence se fait de plus en plus pesant dans la pièce puis soudain elle se lève et s'approche du miroir, dans lequel se reflètent à présent les larmes qui coulent sur ses joues. Elle reste immobile quelques instants, puis la colère vient déformer son visage et elle frappe soudainement dans la glace, qui éclate et s'éparpille à travers toute la pièce. Dans un des morceaux on peut avoir un aperçu presque complet de la pièce. La table sur laquelle le plateau de thé est posé est entourée de deux chaises vides. Il y a un lit défait qui laisse deviner la fonction de cette pièce qui, ces quelques meubles à part, est quasiment vide. À côté de la table il y a bien autre chose, un chevalet, mais la poussière accumulée dessus laisse supposer qu'il n'a pas servi depuis bien longtemps. Sur un autre morceau du miroir cassé on peut retrouver le reflet de la jeune femme, à présent penchée par la fenêtre. Elle parle à nouveau à haute voix, seule, mais sans illusions cette fois-ci.

- Opaline, Opaline... Réveille-toi putin, tu n'es que Emma ! Une Emma banale et pathétique, une Emma sans vie, sans amis, sans carrière. Une Emma qui ne connaît plus rien du monde extérieur. Une Emma même pas fichue de terminer un seul tableau en cinq ans.

Ses sourcils sont froncés, sa bouche tordue. Elle mord si fort ses lèvres qu'elles commencent à saigner. Elle essaie de contenir sa rage mais cette dernière l'emporte. Comme à chaque fois. Comme sa dépression. Comme sa phobie sociale. Comme cette jalousie qui la crève chaque jour quand elle voit passer devant sa fenêtre des gens souriants, des gens accompagnés par d'autres gens, des gens qui portent une mallette, sans doute pour leur travail... des gens qui vivent.

La crise passée, Emma se retourne, ramasse le morceau à travers lequel nous la voyons, essuie une dernière larme. Puisqu'elle ne peut avoir la vie des autres, elle n'a qu'à continuer à faire comme si. Par défaut.

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