Paris ou Algarade à la gare saint lézard

koss-ultane

     Rendez-vous arrangés, tels coups de queues au billard, ceux par la bande sont, parfois les plus beaux, souvent les plus foireux surtout lorsque, comme moi, vous avez deux mains gauches et êtes droitier contrariant.

     Rencontres à l’aveugle ; plans merdiques que l’ont fui d’instinct. A raison. Ces distorsions de la routine et de son cercle d’intimes avec de parfaits inconnus, ou de complets oubliés remontés à la surface, sont de très mauvaises idées. Les sorties avec des copains de copain en l’absence du copain premium s’embourbent dans les bras morts de la gêne et du foie gros dû au gavage qu’elles engendrent. Les “Va chercher ma cousine Berthe à la gare et fais lui un brin de causette” ou “tu vas adorer mon pote Léon qu’est pas la moitié d’un con et montre lui les néons, il adore tout ce qu’est bas de plafond”, on en a tous eu notre lot, persillades de nos vies de merde ou pépites de fiente de nos géniales existences pour les plus chanceux. En ce jour gris, mon fléau-fardeau s’appelle Jean-Bertrand de machin-truc et autres terres annexées et paraît être un correspondant du dix-huitième siècle en visite au camping. La capitale française, ville plus touristique au monde, sera-t-elle à la hauteur de son illustre visiteur ? Fébrilité palpable en ce vingt-quatre janvier chez les douze millions d’habitants de sa zone urbaine et périurbaine. Il a une tête de Clark Kent qui aurait été lyophilisé. Plus il parle de sa Normandie, plus je m’étonne qu’il ne porte point de fraise autour du cou et me demande ce que cette partie du monde à bien pu faire pour mériter cela. Je l’ai pioché sans effort du premier coup parmi cinq mil quidams s’entrecroisant, sans aucune description physique préalable de la part de son arrière-petit-cousin, mon commanditaire, à peine m’avait-il dit qu’un consanguin pareil ferait forcément tache dans une ville métissée. Saint-Lazare, gare où je l’ai récupéré, dans sa version la plus glauque : la station de la ligne treize. Il est à sa place dans le métro populaire comme un travelo chez le gynéco Kistozover. Il est grand, tout maigre, l’air ahuri, bouche semi ouverte en permanence, les grosses lunettes à large monture noire à mi pif toujours braquées sur la ligne bleu des Vosges. Dans notre rame, sitôt montés, entre sur nos pas et dans nos traces un “Sans-Domicile-Fox” quémandeur à la ritournelle syncopée trop rabâchée pour être fluide et véritablement efficace. Il y a tant de mendigots en notre marigot que l’on n’écoute plus le contenu mais juge le contenant d’instinct. Tout est information de nos jours et façon de délivrer son message. Le type déclame en écho, voire en canon tellement il se répète, qu’il ne lui manque plus qu’un euro pour manger chaud et dormir à l’abri ce soir. Nous sommes debout, presque adossés aux portes qui jamais ne s’ouvrent dans ces mécaniques lombrics hémiplégiques. Plusieurs décennies au cœur de la misère noire de nos banlieues m’ont totalement insensibilisé à tout souci qui ne serait pas mien au premier chef. Soudain, mon glaucome n’empêche pas le coin de mon œil de tressaillir à la vue d’une main blanchâtre manucurée plongeant dans le gousset d’un gilet bleu roi. “Jean-Bertrand Clark” se saisit de quelques menue monnaie et les tend hautain à un “Sans-Domicile-Fax” ayant déjà le regard reconnaissant de la quadragénaire à qui l’on vient de faire découvrir le multi orgasme et la parfaite cuisson du bœuf aux oignons. Et là, pâte à tarte !, la milliseconde qui déchire le continuum espace-temps, l’éclair frappant le casque à pointe parfaitement astiqué, bref, la bouche dans le laid. A cet instant exempt d’ecchymose, le grand connard à cru bon de rajouter quelque chose. Comment taire ? Je vous le refais à vitesse réelle, de soutif ou de falzar, arrimez vos bretelles.

— Pardonnez-moi de vous déranger, je sais que vous êtes beaucoup sollicités, mais je suis à la rue et il ne me manque que un euro pour manger chaud et dormir au sec ce soir. Un euro ! Il ne me manque que un euro ! Si vous pouvez m’aider… ? Je suis à la rue… manger chaud et dormir au sec ce soir… un euro !

— Tenez, je vous en donne deux mais vous me soignez ces vilaines dents, asséna le plus sérieusement du monde mon rentier fromager du pays de Caux en étendant un tentacule dépulpé achevé d’une frange de doigts osseux.

     Le reste n’est qu’une chorégraphie de maladresses en suite et de déséquilibres en chaîne entre un SDF hors de forme et un bourgeois loin de sa condition. Chacun avait attrapé l’autre par le paletot, se déformant chandail et faciès. Ils s’étiraient les mailles sous l’œil navré des rombières poussant “oh” et “ah”. Les lèvres torsadées d’un rictus étrangement commun, ils faisaient des bulles à intervalles irréguliers avec leur salive mal déglutie mes encrassés de la commissure. C’était tellement lent, précaire et non violent, que l’on aurait pu croire à une démo sauvage de lutte vaudoise ou un happening valaisan. En regardant cela, on comprenait mieux pourquoi les Suisse-totos se pieutaient à vingt-et-une heures trente derniers carats les soirs de fêtes. Moi, parti pour une demi-journée de purge intégrale, j’avais la banane en platine chromée, étais à deux jarretelles d’entamer une pole-dance renversée et en aurais presque déféqué de plaisir. Ce qui est pour le moins incompatible, vous en conviendrez. A tout moment, je m’attendais à ce que les poux vindicatifs de l’un sautassent sur l’autre et la catéchèse prédigérée de l’autre ne se déversât sur l’un dans un lahar divin.

     J’aurais adoré rapporter ces deux cons chez moi, j’aurais su la fin en mangeant cacahuètes et pistaches vautré sur mon canapé mais la malchance s’est mêlée aux fils déjà éprouvés de notre historiette. Trois armoires à glace de la sécurité métropolitaine ont rapatrié le binôme grimacier au commissariat le plus proche. J’ai suivi, cocker. Devant une paire d’assermentés flapis, ils se sont expliqués... gauchement, scrupuleusement sincères. Attendris, les flics en furent distraits des brochettes de couilles molles volant tout et ne reconnaissant rien à longueur de journée et de nuit. Tous calmés, rassérénés, sur le point de quitter les lieux, le “Sans-Domicile-Flasque” réalisa que l’autre “grand concombre épépiné” l’avait payé avec des ducats, … ben… au commissariat, on a remit ça. Etirages de cardigan et de sous-pull acrylique choquèrent par leur non-violence tous les malfrats présents ici-bas. Eprouvés par leur première empoignade à rallonge, c’était encore plus statique. On aurait dit une bagarre de nonagénaires chargés aux tranquillisants et à la prothèse de hanche. De l’autre côté du bureau, gloussant, l’inspecteur mordillait sa touillette sans en perdre une miette puis la replongeait dans son jus noirâtre pendant que, en retrait, je complétais ma banque image à coup de millions de pixels. Le commissaire s’était assoupi, les encagés aussi. Le “sans gain contre le consanguin” ne faisait pas même crisser leurs semelles crêpes alors se lever les foules… Chacun les évitait en allant vers la porte ou la photocopieuse. Pléonastique, on jetait un œil détaché pour voir où en étaient les distendus du tricot et des muscles faciaux, voilà tout.

     Cette virgule de la petite histoire parisienne est un autre terrible exemple de ce que la jungle urbaine suscite de bas instincts chez l’homme et d’ignorance sur le cours de l’argent… parce des ducats ça vaut son pesant de nougats mais au MacDo y vous les prennent pas.

     On ne m’a jamais plus demandé de piloter rien ni personne en capitale. Pourtant, expérience pour expérience, visite pour visite, un commissariat à gueux teigneux comme ça, là-bas,… n’en ont pas.

        “La quête d’argent n’est ardue que pour les honnêtes gens.”
                                                                              Jacques Crozemarie
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