Paris ou On achève bien l'écheveau
koss-ultane
Partenaires et Bernard Blier triomphent au théâtre. Un soir d'après splendeur, quand l'apothéose toute juste éteinte son écho furète encore un peu en coulisses et couloirs, Bernard tombe sur une lettre d'admirateur et ne saurait dire pourquoi elle lui attire l'œil. Trois pleines pages détaillent et vénèrent toutes les finesses et les inflexions de son jeu de comédien avec justesse en les énumérant par le menu et dans l'ordre du déroulé de la pièce. L'artiste se dit que, même avec une bonne mémoire, comme seuls les comédiens et les rancuniers en ont, il faut être venu une grosse demi-douzaine de fois pour avoir ainsi relevé les pleins et les déliés de cet ouvrage à tisser : le jeu. La calligraphie est belle, l'enveloppe soignée, le parfum d'oranger, le dithyrambe justement interprété. Personne n'est oublié, Marquet le décorateur, Achard l'auteur, Dux le metteur en humeur, un mot gentil est dit sur chaque comédien de la troupe mais lui, Bernard, est porté aux nues. Il est couronné “égal des plus grands”, d'ailleurs… c'est écrit dans la lettre : “suis venu huit fois et reviendrai encore”. Un spécialiste, un expert, un érudit certainement.
Seul le postscriptum joue un bémol en ces termes : “Puisque j'en suis aux confidences, le fait que vous ne souriiez pas au moment du salut final et des nombreux rappels m'a quelque peu étonné sans gâcher entièrement mon plaisir”.
Quinze jours se passent.
Partenaires et Bernard Blier triomphent au théâtre. Un soir d'après bonheur, quand la disharmonie des bravos et vivats toute juste évanouie son écho végète encore un peu en coulisses et couloirs, Bernard tombe sur une lettre d'admirateur qui lui attire l'œil. Une pleine page fouille et révèle toutes les finesses et les inflexions, oubliées ou omises dans la précédente missive, de son jeu de comédien, avec justesse en les énumérant par le menu et dans l'ordre du déroulé de la pièce. L'artiste se dit que, même avec une bonne mémoire, comme seuls les comédiens et les rancuniers en ont, il faut être venu une grosse douzaine de fois pour avoir ainsi relevé les pleins et les déliés de cet ouvrage à tisser : le jeu. L'écriture est belle, l'enveloppe soignée, le parfum d'oranger, l'éloge justement troussé. Personne n'est oublié, Marquet le sculpteur d'ébène, Achard le mécène, Dux le metteur en scène, un mot gentil est dit sur chaque comédien de la troupe mais lui, Bernard, est loué au très haut. Il est adoubé “égal des géants”, d'ailleurs… c'est écrit dans la lettre : “suis venu douze fois et reviendrai encore”. Un spécialiste, un expert, un érudit assurément.
Toute la lettre ? Non, le dernier paragraphe en est dissonant : “J'ai noté que vous n'aviez tenu aucun compte de ma précédente remarque. Le seul fait que vous ne souriiez pas au moment du salut final et des nombreux rappels m'a quelque peu chiffonné”.
Quinze jours se passent.
Partenaires et Bernard Blier triomphent au théâtre. Un soir d'après labeur, quand le boucan des applaudissements casse les tympans et s'entête encore un peu en coulisses et couloirs, Bernard tombe sur une lettre d'admirateur, il sait pourquoi elle lui attire l'œil. Une demie page oublie toutes les finesses et les inflexions de son jeu de comédien en vitesse sans menu ni déroulé de la pièce. L'artiste se dit que, même avec une mauvaise mémoire, le comédien ne peut oublier le rancunier. L'écriture est belle… c'est pas le problème, hein ! Quoiqu'un peu quelconque. L'enveloppe… l'enveloppe est propre, c'est un minimum… j'estime… quand même… et puis elle entête la fleur d'oranger !
Ça y est… l'angoissé est ferré.
Tout le monde est oublié, Marquet le maquettiste, Achard le scénariste, Dux le… fildefériste, plus aucun comédien de la troupe n'a droit à un petit mot gentil ou aigri seul lui, Bernard, est voué aux gémonies. Il est couronné “égal des plus glands”, d'ailleurs… c'est écrit dans la lettre : “suis venu seize fois et reviendrai encore”. Un spécialiste, ça !? Un expert !? Un malade, oui ! Un évadé ! Un amoindri pour le moins ! Un trépané en mal de rustines ! On va pas 16 fois au théâtre… il qu'ça à foutre l'œil de bronze ou quoi ?! On est déjà occupé on va pas se laisser envahir non plus ! Coprolithe ! Et puis nous sommes en 1942, autant dire que c'est open bar pour tous les jobards. Et évidemment pas un maquisard, ça pour courir la montagne en béret, se soulager dans le cheptel ou buter du boche au kilo dans le métro d'une balle dans le dos y a du monde mais quand y s'agit de sauver les miches de la tête d'affiche y a plus personne à la Remington !
Parce que c'est dit dans la lettre : “Je dois admettre et m'incline devant votre talent mais dois aussi prendre comme un affront personnel le fait que vous n'avez tenu aucun compte de mes précédentes remarques répétées. Le seul fait que vous ne souriiez pas au moment du salut final et des nombreux rappels m'a fortement contrarié puis profondément écœuré, en suis resté blessé. Est venu le temps des suppliques. A la dernière du 5 janvier, je viendrai armé. Souriez ou vous serez tué”.
Et Bernard se voit déjà plombé, comme un faisan, sur scène, par un monomaniaque, un psychorigide, un lunatique, un mal-fourni mais bon tireur.
Parce que c'est dit dans la lettre.
Quinze jours se passent. Nous sommes le 5 janvier 1943.
Partenaires et Bernard Blier triomphent au théâtre, pour la dernière fois. Après un soir de frayeur, quand enivrantes sont les clameurs, le comédien pense à “son admirateur”. Un rien lui attire l'œil. Il y a songé par le menu pendant tout le déroulé de la pièce. L'artiste se dit que, même avec une perte de mémoire, l'interprète n'aurait pu oublier le rancunier, l'écriture, l'enveloppe, et cette puanteur d'oranger en fleur.
Ça y est… ils sont debout. Bernard roule des yeux fous tous azimuts, depuis les loges aux balcons en passant par le paradis, déjà, mais toujours l'air lugubre.
“Ceux devant lesquels je vais mourir” sont au défilé dans l'esprit de Blier : Pierre Marquet, Marcel Achard, Pierre Dux.
Ça y est… ils applaudissent en cadence. Il casse le buste sans quitter la masse vagissante et informe du regard, la lippe molle et basse.
Il chérit ses partenaires aussi : Micheline Presle, Rogers, Noëlle Norman, Yves Deniaud, Gabriello, François Périer…
Ça y est… ils rappellent… Bernard salue du front, l'air renfrogné, une fois, deux fois, trois… c'est le bordel dans les rappels… on a perdu l'ordonnancement habituel un homme, une femme, un homme, une femme pour se tenir la main et saluer ensemble, c'est le relâchement d'avant relâche, les nerfs lâchent…
Et l'effroyable incident se produisit devant presque 600 personnes, dont 570 spectateurs payants, au théâtre de l'Athénée, dans la grande salle du 7 rue Boudreau, Paris, 9ème arrondissement, ce 5 janvier 1943 à 21 heures 17. Cet innommable sourire de faux-cul, création Blier pur jus, que nous lui avons tous connu, yeux hagards, bouche difforme, claque comme un coup de revolver au-dessus du parterre, il le promène dans toutes les directions, du sol au plafond, l'air con, en implorant en son tréfonds qu'un bas du front, un empêché du citron, ne fasse sur lui un carton. Soudain, il sursaute, un partenaire, lui serre anormalement fort la main tenue dans la sienne, il se détourne à peine du public et dévisage avec terreur de ses phalanges l'écraseur. Ouf ! C'est son vieil ami du conservatoire, François. Tout en continuant à saluer de concert François Périer eut ses mots pour Bernard Blier : “Alors… on lit mes lettres”.
Véritable anecdote mais romancée, enfin "novellisée"...
· Il y a presque 11 ans ·koss-ultane
Trop joli! C'est du vrai ou de l'imaginaire? J'aime!!!!!
· Il y a presque 11 ans ·astrov
bravo, bravo, bravo ... je bisque et je bisse !
· Il y a presque 11 ans ·Cdc bien sûr et encore !
woody
Merci, Woody.
· Il y a presque 11 ans ·koss-ultane
Rhooooooooooooooo punaise !! trop trop trop bon !
· Il y a presque 11 ans ·Alors vous, vous êtes trop trop trop bon !!
Vous, je dois dire que...je vous trouve fantastique ! et je ne pèse pas mes mots mais vous en jette des brassées pleines.
kOSS????? excellent...
cdc géant de chez géant.
lyselotte
Merci, z'êtes bien urbaine.
· Il y a presque 11 ans ·koss-ultane
Génial.
· Il y a presque 11 ans ·Marion B
Merci.
· Il y a presque 11 ans ·koss-ultane