Permis à points

Alexandra Bitouzet

C'est une musique. Une mélodie. Ce qui m'inspire, souvent ça part de là. C'est comme lire Duras ou Aragon, à voix haute, avec le son. Ça vient souvent bien malgré moi, quand je ne peux pas, quand je voudrais le faire. Ecrire. Au volant. Ça part comme ça. Un métronome. Un son. Un souffle. Une respiration. Quand je passe les vitesses, quand j'accélère, quand je ne peux plus revenir en arrière, quand mes collègues m'attendent, quand il faut ouvrir les grilles. La normalité me donne envie d'écrire. Scruter les détails, des vies, des rides, des cernes, des douleurs silencieuses, les voir. Observer. Etre attentive aux autres. Ecouter la banalité sans la transcender. Juste raconter. Sans inventer. Sans broder. La vie sous toutes ses coutures.

L'inspiration est là. Partout. Tout le temps. Dans le jour qui se lève. Dans les rires des enfants. Dans le lit des amants. Dans la vieille qui se meurt. Dans les coups. Dans le deuil. Dans les trahisons. Partout. Tout le temps. Mais surtout au volant, quand je ne peux pas. Rage. Je voudrais m'arrêter. Bas-côté. Frein à main. Chopper le premier bout de papier qui vient et griffonner. Ecrire. Ne plus avancer. Et repartir. De l'autre côté. Rentrer. Au chaud. Calfeutrée. Paradoxe d'une vie normale. Quand je quitte la maison, quand je sais qu'il faudra huit heures pour y revenir, quand j'enrage d'avoir un travail quand tant d'autres le voudraient, mon putain de CDI. Elle est là aussi, l'inspiration, dans l'exaspération.

Tu regardes un arbre qui bourgeonne jaune, il y a dessus un oiseau qui se pose, qui attend, qui ne bouge pas. Tu regardes l'arbre mais c'est la vie que tu vois. Il n'y a rien d'autre que la vie tout autour. Tu voudrais écrire sur l'oiseau qui s'envole mais déjà tu viens d'écrire sur la vie qui s'écoule. Parce que je le répète, l'inspiration est là. Partout. Tout le temps. Dans le sang qui coule dans les veines, dans les rêves que l'on nourrit, dans les pores qui suppurent. Couper une pomme, repeindre un volet, enfiler des collants ou consoler un enfant, tout est prétexte à écrire. L'inspiration est partout et précisément nulle part. Sauf au volant. Désespoir.

Le réveil qui sonne. Le café qui coule. L'envie d'aller chier. La clé dans le contact. Les mômes à la garderie. Les bisous. Les à ce soir. Les je t'aime. Le trajet. Les collègues. Les patients. Les consignes. Les cons. Les emmerdeurs. Le chef pas content. Les copines. Les coups de fil. Les réseaux sociaux. Les bouquins qui s'empilent. Les auteurs américains. Les séries policières. Le cinéma d'auteur. La clope du soir. Les chaussettes trouées. La cellulite. La rétention d'eau. Les gueules de bois. Les kilos après l'hiver. Le cassoulet avarié. Les points noirs. La machine à étendre. Les secrets inavoués. Les familles décomposées.

Il y a bien sûr, oui, quand même, quand je sors dehors, quand je fais le chien, le museau qui prend l'air sur la Baie des Trépassés. Elsa Triolet, le Désespéré, Nelly Arcan, Hervé Guibert, Demande à la poussière et Bukowski. Ecrire de Duras. Et Sagan. Mais ceux-là, c'est pareil, c'est le souffle, c'est la vie, même morts et n'en choisir qu'un, c'est renoncer aux autres.

Et puis ils ne conduisent plus depuis fort longtemps alors que moi, ce foutu volant, je le tiens encore.



  • Tres tres beau texte, sincere, plein de rythmique, de comédie, parfois. J'aime le fait qu'il ne semble pas etre fait pour un concours, mais qu'il etait la avant le concours, qu'il a inspiré le concours! CDC

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    jasy-santo

    • Thank you beaucoup :) C'est un super compliment ça !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Phil faisy

      Alexandra Bitouzet

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