PETITE BALLADE EN FA ♯ MINEUR

Isabelle Revenu

- Le temps est décidément un sacré filou, hein les mioches ? Quand il en a assez de jouer à cache-cache, il s'amuse à ressembler à un élastique ou joue avec nos nerfs. Aujourd'hui il s'arrange pour faire durer le plaisir. Un peu de repos nous fera du bien à tous. Tonton Freddie est trop vieux pour se rouler dans les mares de boue et grimper aux arbres. Pour détendre ses vieilles guibolles, il va vous conter l'histoire désolante plus que désopilante du Clown Triste.

Chuut !Asseyez-vous bande de galopins et prenez-en de la graine....

....................................................

Ce soir, la représentation se donne à guichet fermé. Le cirque a pignon sur rue, au milieu d''immeubles mornes et vétustes.

Eau et gaz à tous les étages. WC sur le palier.

Monsieur Loyal officie dans son habit de circonstance.

- Attention, petits et grands, seigneurs et malandrins, le close up va commencer ! Silence ....MOTEUR !

Les lumières des spots se diluent doucement dans le brouhâââ ! des premiers gradins dégradés et les brouhôôô ! des seconds rangs aux pastels passés.

Plus un bruit à présent, on doit entendre une mouche voleter. Et maintenant... MUSIQUE ! ( valse des Patineurs )

Les lourds pans de la tenture de velours cramoisi s'écartent d'un train de sénateur pour laisser place à l'unique numéro de la soirée : Le voici, le voilààààààààààààà : LE CLOWN DU SPECTACLE ! 

Il entre, le visage impassible.

Chaussé d'escarpins de moleskine noire, zébrés d'usure, de rendez-vous manqués et de promenades en lui-même, on dirait un nobliau empoté, un pingouin malhabile, un manchot maladroit.

Sa peau est blême sous la farine du maquillage. A peine un trait dessiné à la craie grasse souligne-t-il ses lèvres immobiles. Cela lui donne un air pincé.

Ca fait si longtemps qu'il n'a pas souri...

Il a perdu le fil de sa propre vie. Ses envies aussi.

Lentement il lève un bras en une gracieuse arabesque éthérée. Il cherche un fil de soie sous les fanfreluches clinquantes de son chapeau pointu, se pique le doigt à une épingle de nourrice, saigne d'un rouge abondant.

De son index ganté de blanc, trempé d'écarlate, il barre sa bouche d'un horizon épais dont il relève les coins désabusés.

Ses lèvres semblent ricaner amèrement.

Le clown triste est muet. Il n'en est pas moins mime.

Ecoutez d'où sa peine vient ....

Il mime les larmes chaudes qui délavent son masque-chagrin, l'envol d'une colombe dans le viseur d'un canon. La pluie qui colle à son habit grotesque et le vent qui lui tient froid au corps.

Il mime un train au couchant du Soleil.

Il mime les trésors en lui dissous, enterrés.

Il mime la feuille d'octobre transie par le gel de l'aube renaissante.

Il mime les pieds nus sur le sable ourlé, les yeux de chats étonnés qui roulent sous les préaux des cours de récréation.

Il mime la peur qui s'infiltre et la mort qui frôle.

Le public, attentif, les pupilles écarquillées, ne pipe mot.

Aucun bruit ne fuse dans l'aimable assistance. Nul chuchotement, pas de papier de bonbon froissé, ni chuchotement intempestif. 

En coulisse, Monsieur Loyal se fâche, apostrophe le clown, lui crie de Po-si-ti-ver !, qu'on n'est pas au cirque ici, qu'il fait peur aux marmots, qu'il risque le renvoi sans tambour ni trompette, un abonnement illico à la soupe populaire et un aller simple sur l'unique banc de l'unique square de la ville.

Le clown baisse les yeux et monsieur Loyal poursuit :

- Mesdames et messieurs, voici le final époustouflant de cet incroyable numéro : LE RÊVE ! ( suite en lutte majeure ).

Voici ironie onirique, la Marche des Gladiateurs....

Roulements pareils à des battements de coeur....Un air glacé parcourt les échines.

Le clown alors désabusé, délace ses chaussures usées, roule le long de ses jambes maigres ses épais collants blancs filés. Descend d'un geste étudié la fermeture éclair le long de son dos courbé et enlève lentement sa peau comme un trappeur écorche un renard malingre.

Chacun retient son souffle en voyant le coeur à nu battre la chamade au tempo des ra et des fla.

Puis le clown salue si bas son audience qu'il en fait choir ses cheveux argentés et ses derniers espoirs avec eux.

Ainsi débarrassé de sa mue éclatante, il se couche à même la sciure et sous un tonnerre d'applaudissements, s'abandonne dans un dernier soupir.

Et de ses lèvres blafardes jusqu'au sommet du chapiteau s'élève une myriade de paillons dans un nuage de poudre bleue et dorée.

Une standing ovation salue à tout rompre la performance de l'artriste.

Monsieur Loyal, une perle aux paupières, s'avance dans le rond de lumière, se racle la gorge, toussote un peu.

- Mesdames et messieurs, cher public, hélas ! Trois fois hélas ! Vous bissez et à juste titre. Mais ce numéro est unique et le restera donc.

Comme disait je ne sais plus qui, je ne sais plus quand ni où, un bon clown est un clown mort. Et son rêve meurt avec lui.

But the show must go on comme nous avons coutume de le dire dans notre métier. Le spectacle est terminé.

Le Clown est mort.

Vive le Clown ! 

.................................................................

- Dis tonton Freddie, c'est quoi ...un rêve ?

- Un rêve, petit ? Comment t'expliquer ....Un rêve c'est quelque chose que l'on désire très fort mais qu'on est censé ne jamais obtenir. Un miroir aux alouettes qui nous tient en vie.

- Comme la poudre de papillon ?

- Tout juste Auguste...Comme la poudre de papillon....

Signaler ce texte