Plan intime du métro

Capucine De Chabaneix

            J’aime quand le métro devient aérien. Les visages s’illuminent, le temps de traverser la Seine. Rares éclaircies.

            J’aime quand le métro change de quartier. On passe de Pigalle à Monceau. Des silhouettes, épousant parfaitement leur chemisier repassé, chapeautées de plumes d’oiseaux rares, remplacent alors des corps bruts et sombres qui ont transpiré les ménages et les travaux.  Une bataille chimique, qui peut durer plusieurs dizaines de minutes, se livre entre les parfums huppés de violette et de musc et les effluves persistantes de transpirations et de déodorants mangue ou citron vert.

            J’aime regarder les visages souterrains, les masques se relâchent, coulisse de la scène parisienne, pause salutaire dans le jeu sans répit de la séduction, du pouvoir.

            Je regarde le plan de métro, carte mémoire gravée de mes quarante années de vie parisienne : certaines stations résonnent…

            Ranelagh : le baccalauréat, coursives en boiserie et jardin de roses au centre de la cour, le lycée Molière. J’étais éblouie, soudain mon écriture en gribouillis devint lisible, moi qui avait étudié dans le treizième arrondissement, au lycée Gabriel Fauré, dans des bâtiments préfabriqués, délabrés, sans vraiment d’autre identité que cette histoire d’ancienne chocolaterie dont seule l’idée faisait rêver.

            Porte de Vanves : une extrémité délaissée de la ville, une porte qui ne mène nulle part. Un immeuble à l’abandon, et au dernier étage, un petit deux pièces qu’il faut encore que je partage, avec ma soeur jumelle, comme si on était siamoises. A travers la fenêtre, je vois la petite ceinture. Une fois par an, quand le train passe, le salpêtre sur les murs se décolle. L’hiver le givre fait de magnifiques dessins à l’intérieur des carreaux. Au rez-de-chaussée les poubelles à ciel ouvert du boucher ne me font pas regretter les rares repas de viande.

            Ligne 9 : le conducteur se sert du micro pour nous raconter des histoires, pour chanter : improvisation. Des voyageurs éclatent de rire, d’autres se regardent en fronçant les sourcils, l’air inquiet,  et si on était en danger ? Et puis un beau jour, la voix que je guettais secrètement a disparu.

            Châtelet : je regarde à gauche, pour éviter les petits pieds fondus de polio qui font la manche, depuis des années. Je croise alors les regards des provinciaux, à mi chemin entre l’horreur et la fascination…

            Jussieu : mon père nous emmène déjeuner chez sa mère, parce qu’il n’a pas d’autre maison. Puis on fait un tour au jardin des Plantes, au Zoo, on doit passer sous le guichet pendant qu’il charme la vendeuse de tickets, parce qu’il n’a pas assez pour payer trois entrées. Il imite tous les cris des animaux à la perfection, si bien qu’un dialogue s’instaure, pour notre plus grand bonheur. Quand il pleut on voyage à la bibliothèque municipale, assise à la table il me propose de lire. Je retourne dans la partie maternelle de ma famille divorcée, celle qui ne lit pas. Mes mains leur semblent muettes et paresseuses parce qu’aux marteaux et aux chalumeaux elles préfèrent tracer à l’encre la courbe de pensées incompréhensibles. On m’ignore, on se moque. Je communique peu et m’enferme dans la lecture.

            Sèvres-Lecourbe : un psychanalyste obséquieux note soigneusement tout ce que je dis. Je passe trois ans à lui rendre des visites qui ne mènent nul part. Envie de le gifler.

            J’aime quand la rame se remplit de toute une classe de primaire. Tout à coup les adultes sont en minorité. L’imaginaire débridé règne, le temps de quelques stations, on a le droit de sourire, de tourner comme des fous autour du poteau, et de rêver à l’avenir...

            J’aime rencontrer un ami par hasard dans le métro. Il est aspiré dans ses pensées, je m’approche, et tout à coup son regard refait surface. On regarde combien de stations il nous reste, et on se raconte très vite les dernières nouvelles.

            J’aime pas le bruit du passe navigo quand il bip dans les portes.

            J’aime pas les machines automatiques pour acheter son billet. Je regarde toujours l’employé inemployé derrière sa vitre, et j’essaye de trouver quelque chose à lui demander.

            J’aime pas les femmes qui passent leur sac directement sur le bip pour débloquer les portes magnétiques, au lieu de perdre du temps à fouiller au fond de leur besace à bazar à la recherche de leur carte orange, en roulant des yeux, exaspérées par cette journée qui commence mal.

            J’aimais bien collectionner les cartes orange perdues, avec leurs noms et leurs photomatons qui n’allaient jamais ensemble.

Il y a la ligne sans conducteur, comme un chien errant dont on aurait coupé la tête. Posté devant le grand carreau donnant sur les rails, on a l’impression d’aller très vite, tout seul, nul part…

Signaler ce texte