Platon
François Duvernois
Samuel lève son verre de diabolo menthe à hauteur de ses yeux. Les bulles remontent à la surface, les glaçons s'entrechoquent, la buée se dépose peu à peu sur les parois.
− Il y a un problème “Jeune homme” ? Le verre n'est pas propre ?
La voix de Titis, le patron du bar, le fait sursauter.
− Non, pas du tout ! Je regardais juste comme ça.
− Alors, vous êtes bien dans votre nouvel appartement ?
− Très bien ! Il reste quelques travaux à faire.
− Je regrette encore mon appartement au “Casteline”.
− Pourquoi êtes-vous parti ?
− Trop petit quand nous avons eu notre deuxième enfant.
Samuel sa jeune épouse et leur bébé ont emménagé dans l'immeuble “Le Casteline” il y a à peine deux mois. Il vient parfois au bar “Chez Titis” acheter des cigarettes. Il s'asseoit quelques instants sur le tabouret situé à côté du comptoir et en profite pour consommer sa boisson favorite.
Trois hommes entrent par la porte qui donne sur le terrain de boules et prennent place au comptoir. Celui qui est le plus proche de Samuel porte un survêtement. Il a un ventre proéminent, le crâne dégarni. C'est Grangeat. Celui-ci était assis à droite du président de séance, lors de l'assemblée générale des copropriétaires, il y a deux semaines. Au milieu, un petit homme au regard fureteur, sec comme un coup de trique. Le troisième prend un journal sur le comptoir et le feuillette.
Grangeat, la voix rauque, s'adresse au petit homme sec :
− T'as vu, Louis, comme je l'ai dégommée la boule de Maurice ? Sans toucher le cochonnet.
− Ça va, Jojo ! On sait que tu es le meilleur ! dit l'homme sans lever les yeux du journal.
− Arrête tes conneries, Paul ! Je sais bien que t'en penses pas un mot.
Samuel remue les glaçons avec une cuillère. Ils tintent contre la paroi. Des diabolos, il a essayé d'en faire à la maison. Trop de menthe, la limonade est éventée, les glaçons sont trop petits… Il n'y a que dans les bars qu'ils sont vraiment bons. Il répète mentalement : “Jojo Granjeat… Joja Grangeot… Jaja Grangeot…”. C'est pâteux, lourd, on en a plein la bouche.
Sans qu'ils lui aient passé commande, Titis sert un pastis à Granjeat, un verre de blanc à Louis et une Suze citron à Paul. Il regarde Grangeat :
− Jojo, comment va ton singe ?
− Ah ben, je ne l'ai plus.
− Quel singe ? demande Louis.
− Tu ne savais pas ? dit Titis.
− Non ! Il me dit pas tout, Jojo. T'as un singe, toi ? Où t'as trouvé cette bestiole ?
− C'est mon gamin qui l'avait récupérée pour rendre service à un copain… Enfin, je sais pas trop !
Grangeat se passe la main sur la nuque et reprend :
− Mon gamin, il a bientôt vingt-et-un ans, il a quitté l'école à seize ans et il a jamais travaillé. Il a le temps d'en faire des conneries.
− Tu l'avais mis où, ton singe ?
− Dans l'appartement. Où veux-tu que je le mette ? Il avait une cage. On le sortait de temps en temps.
− Ça devait puer !
− Oui. Puis ça fait des conneries. Au début, il était très gentil Platon…
− Platon ?
− Oui c'était son nom, Platon.
Paul, sans lever le nez :
− C'est toi qui as trouvé le nom ?
− Non, il s'appelait déjà comme ça.
Paul, sur un ton ironique :
− Ah ! Il me semblait aussi ! Tu sais qui est Platon ?
Grangeat, les yeux écarquillés, hausse les épaules :
− Ben oui, c'est mon singe ! Je viens de le dire ! Tu me prends pour un con ou quoi ?
Louis reprend :
− Tu disais, au début, il était gentil, Platon…
− Oui ! Adorable ! On pouvait le caresser. Il se promenait dans l'appartement comme un chien. Puis, il a commencé à chaparder de la nourriture sur la table. Ensuite une montre, le bracelet de Yolande…
− Ah, bon ! Et qu'est-ce que vous faisiez ?
− On pouvait pas reprendre les affaires qu'il volait. Il se mettait à courir sur les meubles, il renversait tout sur son passage. Quand on arrivait à le coincer, il montrait les dents.
Grangeat ouvre la bouche, avance la mâchoire, roule les yeux. Titis s'esclaffe.
− Tu fais bien le singe ! Tu ne veux pas recommencer ?
− Arrête tes conneries !
Louis constate :
− Drôle d'idée d'avoir un singe chez soi.
− C'est mon gamin, je te dis. Quand il était petit, il a voulu un chat et un chien. Il s'en est jamais occupé. On a été obligé de les emmener à la SPA.
− Oui, mais là c'est un singe pas un chien…
− C'est pour rendre service à un copain qui devait s'absenter quelques jours qu'il a pris Platon. Mais le copain, il l'a jamais récupéré.
“Comment les gens peuvent prendre des animaux et les abandonner ainsi ?' se dit Samuel. Il détourne aussitôt la tête lorsque Louis, par ses regards incessants, l'invite à participer à la conversation. Il devrait finir son verre et partir. Pourtant, il se contente de boire une gorgée. Grangeat reprend :
− Après, il a pris le dessus, on a plus pu le tenir. Ces bêtes-là, il faut pas les laisser dominer. Quand je m'approchais de Yolande, il s'amenait et montrait les dents.
Titis, avec un petit sourire.
− Il voulait te piquer ta femme ?
Ils éclatent de rire.
Titis continue :
− Platon voulait séduire Yolande… La classe !
Paul, sur un ton placide :
− Oui, mais ce n'était probablement pas de l'amour platonique.
− Arrêtez vos conneries ! Là, ça a commencé à dégénérer. J'ai dit au gamin qu'il fallait qu'il nous débarrasse de cette bête.
Louis dit :
− Comment voulais-tu qu'il fasse ?
− C'est lui qui l'avait amené, non ? Platon commençait vraiment à devenir méchant. On le laissait enfermé dans sa cage. Mais il faisait un raffut, il criait, il se jetait contre les barreaux.
− Vous ne le laissiez jamais sortir ?
− On était bien obligé. Alors là, c'était la grande cavalcade dans l'appartement. Il courait, il sautait sur la télévision, la table basse, les étagères.
− Le véritable bazar !
− On ne pouvait plus le faire rentrer dans sa cage. Un soir, Yolande lui donnait à manger, il l'a mordue. Ça pissait le sang, c'était pas beau à voir. Il a fallu emmener Yolande aux urgences.
− Faut faire gaffe avec ces bestioles, elles ont la rage.
− On lui a fait un vaccin, un pansement. Alors là, j'ai dit au gamin, tu rends ce singe à ton copain.
− Il était bien trop content de s'en être débarrassé, le copain !
Grangeat soupire.
− Je sais bien. Mais il réagissait pas, le gamin. Vous savez comment ils sont les jeunes. Il a bien fallu que je prenne le taureau par les cornes.
− Qu'est-ce que tu as fait ?
Il se racle la gorge et dit un ton plus bas :
− Je l'ai foutu dans le canal.
Paul lève le nez du journal. Titis demande :
− Comment ça, dans le canal ?
Grangeat, embarrassé :
− J'ai fait ce qu'il fallait.
− Tu as fait quoi ?
− J'ai travaillé aux abattoirs, je sais où il faut frapper. Un soir, pendant qu'il mangeait dans sa gamelle, j'ai cogné.
Il pose deux doigts sur la nuque.
− J'ai exigé que le gamin voie ça, c'était lui qui nous avait foutu dans la merde. On a fourré le singe dans un sac, on l'a mis dans le coffre de la voiture. Et, tard dans la nuit, on l'a jeté dans le canal.
Grangeat transpire, il se passe un mouchoir sur le visage.
− Depuis mon fils se réveille toutes les nuits…
Ils le regardent tous les trois sans dire un mot. Samuel, les yeux rivés sur son verre, en a le souffle coupé. Puis, Paul outré :
− Jojo, tu te rends compte de ce que tu as fait ?
− T'aurais fait quoi, toi, Monsieur “Je sais tout” ?
− Tu pouvais le donner à la SPA.
− C'est ça ! Et j'aurais payé une grosse amende. Ce singe, il est soi-disant d'une espèce protégée. On avait pas le droit de l'avoir.
− Je ne sais pas moi, tu aurais pu le proposer à un zoo, à un parc animalier…
− Arrête tes conneries ! C'est toi qui aurais payé l'amende ?
− C'est désespérant ! Autant parler à un mur…
− Ho ! Ho ! Tu me parles pas comme ça !
Paul garde un instant le silence. Il se redresse et lance un regard furieux :
− Jojo, je te savais con. Mais en plus, tu es un gros dégueulasse !
Grangeat saute du tabouret et, d'un coup de coude, renverse son pastis.
− Jamais personne m'a insulté ! C'est pas toi qui vas commencer !
Il fonce sur Paul, lance le poing. Louis, avec son petit gabarit, tente de s'interposer. Il ne réussit qu'à être bousculé par l'un et par l'autre. Grangeat vocifère :
− Te mêle pas de ça, Louis ! Je vais lui apprendre à l'autre !
Grand silence dans la salle, tous les regards sont braqués sur eux. Titis fait le tour du comptoir. Il plaque ses mains sur leurs épaules, repousse les deux hommes et les maintient à distance.
− Vous arrêtez tout de suite ! Je ne veux pas de bordel dans mon bar !
Grangeat, rouge de colère :
− Tu as entendu ce qu'il m'a dit ?
− Laisse tomber, Jojo !
Titis les regarde tous les deux.
− Vous vous calmez maintenant ! J'offre ma tournée à tout le monde et je ne veux plus entendre parler de cette histoire.
Paul ramasse ses clés sur le comptoir et se dirige vers la sortie.
− Ça suffit ! J'en ai assez entendu pour aujourd'hui.
Titis lance :
− Allez, Paul ! Ne le prends pas comme ça. Attends, j'offre ma tournée.
Paul claque la porte derrière lui.
Titis passe l'éponge là où Grangeat a renversé son verre. Il lui sert un pastis et du vin blanc à Louis. Grangeat, les yeux fixés sur son verre, marmonne : “L'enfoiré… ”. Titis dit doucement :
− Calme-toi, Jojo ! C'est fini maintenant.
Louis jette un coup d'œil par la fenêtre.
− Y a le grand Gérard sur le terrain de boules…
Il se tourne vers Grangeat.
− Si on allait prendre notre revanche. Il a gagné de justesse samedi.
Grangeat, les yeux toujours fixés sur son verre, ne répond pas.
− Jojo, fais pas ta mauvaise tête ! Tu es le meilleur au tir. Les concours, c'est avec toi que je veux les faire.
Grangeat lève la tête, se passe la main sur le crâne.
− Bon, juste une petite alors.
Ils se dirigent vers le terrain de boules le verre à la main.
Samuel, abasourdi, ne parvient pas à décoller de son siège. Titis s'approche de lui.
− Où ai-je la tête, “Jeune homme” ? J'ai oublié de vous offrir ma tournée.
− Non ! Non, merci ! Il faut que j'y aille.
− Vous avez bien une minute ! Qu'est-ce vous voulez boire ? Quelque chose de plus fort ?
− Non, c'est bon.
Titis empoigne aussitôt la bouteille de menthe, la limonade, sort des glaçons et sert un diabolo à Samuel.
− Chez Titis, une tournée offerte ne se refuse pas.
Conversation de comptoir, c'est le cas de le dire... Et ça n'empêche pas l'humour...
· Il y a plus de 8 ans ·virgo34
Merci Lulla pour ce commentaire.
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
Bien écrit mais cela fait froid dans le dos !
· Il y a plus de 8 ans ·Lulla Bell
Merci Lulla pour ce commentaire
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
Une brève de comptoir très bien relatée. Comme dit Maud pauvre Platon...bienvenue sur Wlw !
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
J'aime beaucoup ta façon de planter le décor et de modeler les personnages. Ton style est très vivant, j'ai tout lu d'une traite. Belle nouvelle :)
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
Merci Carouille pour ta lecture et ton commentaire. Cette nouvelle est un peu déprimante avec mes personnages "beauf". J'en ai une un plus gai chez Short, si tu veux y jeter un œil :
· Il y a plus de 8 ans ·http://short-edition.com/oeuvre/nouvelles/comme-si-elle-existait-pas
Bonne journée
François Duvernois
Suis allée lire, j'ai beaucoup aimé aussi :)
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
Merci Maud pour ta lecture et le commentaire.
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
si tu veux que les lecteurs aient une notif pour ta réponse, il faut que tu répondes en dessous du commentaire à "répondre" :-) heureusement je suis venue voir si tu avais vu que j'avais commenté;;; car pas de notification ici... Tu peux lire d'autres auteurs de SE ici... Ana Lisa Sorano est Marie...Jean-François Guet, et plein d'autres à découvrir... et puis je te conseille de lire mes amies : Carouille, Ade, Zabzab.... a bientôt bises
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Merci pour tes précieux conseils. Je suis un novice sur ce site. J'avais repéré quelques auteurs Shorts et bien sûr, je vais aller lire tes amis. Bises
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
Une belle galerie de portraits !...
· Il y a plus de 8 ans ·Pauvre Platon...
Maud Garnier
Oui belle galerie de portraits. Surtout que cette histoire est en partie vraie. J'ai juste recréé le cadre.
· Il y a plus de 8 ans ·François Duvernois
Si elle est vrai, elle est d'autant plus triste pour Platon...
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier