Points de fuite
hel
Elle tape ses godasses l'une contre l'autre, ça fait tomber de la boue séchée par petits fragments de dessous ses semelles.
De la buée s'échappe en brouillard de sa bouche.
Elle sort ses mains de ses poches juste le temps de remonter son écharpe au-dessus de son nez. Elle ferme les yeux, mais pas longtemps. Les yeux fermés c'est plus dur d'éviter de penser au froid. On dirait même que ça le rend plus fort et lui donne du mordant.
Elle regarde loin, la route des deux côtés, l'herbe des champs blanchie sur le dessus, les toits d'ardoises qui dessinent le village, le clocher fatigué de l'église, la place désertée où se tortillent quelques arbres nus. Sur la route par la gauche un point noir se rapproche petit à petit. Un point qui ne grossit pas assez à mesure qu'il se rapproche.
Sûr que ces bruits de pétarade c'est pas l'autocar qu'elle attend.
Elle reconnait Gaby bien avant qu'il ne stoppe à hauteur de l'arrêt : juste un poteau flanqué d'un écriteau en métal près d'un banc en pierre sur lequel elle se gèle depuis plus d'une bonne demi-heure. Foutu car qui ne passe qu'une fois l'heure, et encore quand il veut bien passer.
Gaby ne parle pas tout de suite. Il la regarde avec cet air hébété qu'ils ont tous dans le coin. Comme si la vie les avait assommés dès la naissance et que l'atmosphère d'ici avait fini d'achever le boulot.
Il dit qu'il fait un sacré froid, que c'est pas bon si tôt. Parce qu'aussi, par ici, on commence toujours la conversation par une banalité, jamais droit au but encore moins quand la curiosité démange.
Elle fixe sa bouche fendillée par le froid, sa barbe rousse qui se perd en broussailles jusque sous son ciré kaki. Ses grandes canes qui se noient dans ses mêmes bottes toujours crottées.
— Je vais en ville faire des courses pour la mère, c'est le jour des lapins alors elle m'a chargée. Elle dit qu'il va neiger sous peu, qu'il faudrait pas qu'il vienne à nous manquer.
Elle devance les questions pour se débarrasser. La voix bien assurée en évitant le regard de Gaby qui hoche la tête en regardant le ciel.
— Ça m'étonnerait pas qu'il tombe quelques centimètres oui. Elle aurait pu me demander, ça me dérangeait pas j'en reviens tout juste. Que toi à c'tte heure dis, tu vas pas revenir avant qu'il fasse noir. C'est bête.
Elle hausse les épaules, fixe la pointe de ses godasses et sent son regard lui peser dessus.
Évidemment ça ressemble pas aux manies de la mère, de l'envoyer comme ça, de ne pas avoir prévu. Heureusement qu'elle a été inspirée de coller son gros sac derrière le banc, sur que ça aurait attiré son œil tout de suite. Ça ressemble plutôt à du joli bobard quand elle pense à la mère toujours à entasser des bocaux du sol au plafond du cellier. Gaby doit bien le savoir, lui qui furète toujours, mais le temps qu'il percute il sera bien passé dix autocars. La vérité, il pourrait venir un déluge qu'elles n'auraient pas assez de toute une vie avant d'épuiser leurs réserves.
Elle a lu une histoire terrible comme ça un jour, elle ne se rappelle plus le titre du bouquin. Une famille qui reste coincée sous la neige, coupée du reste du monde du jour au lendemain, la maison complètement ensevelie. Elle ne se rappelle plus comment ça se termine. Juste des bribes, une histoire grise et blanche, pleine de silence. L'ingéniosité du père qui ne baisse pas les bras. Sûrement cette image qui l'a fascinée. Le titre revient pas, tant pis. Les bonnes choses ça vous reste jamais entier.
Gaby est toujours planté sur sa vieille bécane, pas décidé à bouger. Ça commence à l'embêter un peu.
Pas qu'il est de droit sur elle, et même si il comprenait et qu'il veuille prévenir la mère, ça ne changerait pas les choses juste ça les compliquerait un peu. Puis ce serait comme un mauvais présage pour la suite. De toute façon, avec les lapins pas certain qu'elle réagirait, la mère. Les jours de massacre, c'est sacré, et cette fournée là c'est rien que des biens dodus. Surtout faut pas faire trainer, à partir du moment où tu zigouilles le premier, t'as intérêt à enchainer, ce qu'elle dit la mère. Qu'après les autres, ils sentent la mort avant qu'elle soit là pour de bon, et que ce parfum-là reste dans la viande et qu'après elle se gâte en moins de deux même en y faisant tout ce qu'il faut.
Tu parles, que des foutues conneries. C'est toute la baraque qui sent la mort. Le sang, les peaux, les yeux exorbités qu'y en a même qui éclatent parfois. Cette odeur qui part pas. Parfois elle a l'impression de la transpirer, qu'elle aussi ça s'est logé dans sa chair, que ça l'a gâtée avant l'heure.
Le jour des lapins, c'est le pire.
Et après d'autres viennent, petits à engraisser, cycles sur cycles sans interruptions ou presque.
La mère lui a jamais laissé d'illusion, d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle a toujours su le sort qui leur serait réservé. Pourtant, c'est plus fort qu'elle. A chaque nouvel arrivage, y'en a toujours un qui lui tape dans l'œil. Un qu'elle se met à couver en le regrettant déjà. La mère dit que ça c'est jamais vu des délicatesses pareilles, qu'elle est sans doute un peu maso, et que ça vient sûrement pas d'elle ! Et aussitôt elle se mord les lèvres, s'énerve un peu plus rouge avant de la laisse plantée comme ça et de détaler pareille qu'aux lapins. Pourtant jamais elle demanderait, ça lui fout bien trop la trouille. Le mystère… des fois ça a du bon, surtout quand on voit l'éventail de gus au village. Parfois elle s'est même demandé si Gaby y était pas un peu pour quelque chose, leur façon qu'ils ont avec la mère de s'éviter du regard tout en se tournant quand même autour. Un sacré tableau que ça ferait, la vieille, le grand cagneux, et les bestioles.
— J'y vais petite, on se verra demain au marché.
Il lui a jamais donné du petite avant. Mais ça veut rien dire. Le froid, qui parfois, comme ça, vous sort de la bouche des mots tiédis.
Elle sourit. Elle se force.
Elle regarde sa montre encore. La route, les champs, les ardoises des toits et le reste, sans que le moindre petit point ne vienne grossir l'horizon.
Elle imagine ce qui se cache au-delà pour faire passer le temps. Au-delà du village, elle sait un peu quand même, au moins la ville d'à côté, alors elle imagine plus loin, plus grand.
Elle tape encore ses godasses l'une contre l'autre sans que rien n'en tombe. C'est les doigts de pieds qui vont lui tomber bientôt, si la température chute encore et que le car ne se ramène pas. Ce serait bien sa veine ! Pile le jour où elle se décide.
Elle voudrait tout voir, la mer d'abord. L'Italie aussi, elle s'en est tricoté une image romanesque d'après carte postale. La botte en papier jauni punaisée aux quatre coins au-dessus de son lit. Des itinéraires au crayon, dessinés les nuits sans trop de sommeil. Elle imagine ça beau, avec des pierres qui transpirent de détails si bien qu'on les lâche plus de l'œil, et plein de soleil par-dessus. Elle pense pas que c'est l'hiver partout, dans sa tête c'est juste ici. Ailleurs forcément autre chose.
La mère doit avoir fini sa besogne maintenant, ou pas loin. Elle doit se demander où elle est encore passée. Les manches remontées, les bras tâchés de sang, et les mèches blanches collées de la sueur de l'effort. Les traits un peu plus tirés à chaque fois. Elle va se savonner énergique jusqu'aux coudes, en frottant jusqu'à ce que la peau devienne rouge, puis bleue sous l'eau gelée du lavabo de la remise.
Faut pas qu'elle commence à y penser plus que ça, il va lui venir de mauvaises idées sinon.
Elle colle ses écouteurs dans ses oreilles. Une mélodie énergique, rythmée, qui lui bat le cœur. Elle sait plus le titre, décidément, foutue mémoire. Peut-être juste qu'elle aime sans savoir retenir.
Elle fait les dix pas. Une camionnette passe sans s'arrêter, bref échange de la main. Elle la suit des yeux le plus longtemps possible, jusqu'à ce qu'elle devienne un point minuscule qui se fond dans l'horizon. Y'en a un autre qui nait pile à l'endroit où ces yeux se sont arrêtés, qui grossit, grossit à mesure.
Alors elle ramasse son sac derrière le banc et elle s'éloigne vite en prenant garde de ne pas se faire rattraper. Une autre fois peut-être. Sûr même.
Décidément le défi lancé en 2001 par Ray Bradbury continue de faire des adeptes.
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
ça a duré 7 semaines...je suis surtout adepte de l'abandonite moi
· Il y a plus de 7 ans ·hel
en tout ?
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
j'ai dis une bêtises 9 en fait, en tout oui.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Tu as quand même été publiée 6 fois non ?
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
tu sors de ton chapeau ou de ta boule de cristal ?
· Il y a plus de 7 ans ·hel
ça*
· Il y a plus de 7 ans ·hel
J'ai suivi le lien donné : http://welovewords.com/documents/plastique-des-sentiments-1
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
j'ai tilté après. Non j'ai un homonyme.
· Il y a plus de 7 ans ·s'attacher aux détails peut-être trompeur ;)
hel
J'avoue. J'ai cherché en diagonale. L'erreur de travailler sur 5 choses à la fois. Pas grave, tu as publié (toi)
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
c'est à la portée de n'importe qui, ce n'est gage de rien, enfin c'est mon sentiment, d'autant en auto publication, trois clics et hop, tu trouves de tout et de n'importe quoi. Après c'est mon regard mais j'ai lu pas mal de gens jamais publiés et qui me captent de bout en bout du récit, et d'autres publiés qui m'ennuient au bout de deux phrases, après faut pas généraliser non plus, mais bon même si tout le monde y pense plus ou moins, y'a pas grand chose qui m'attire là-dedans en dehors de pouvoir être lue. Le vrai contentement viendra quand j'écrirai un truc un peu épais qui se tient qui me correspond et qui a un point final.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
D'accord. (tu sais : on s'en fout)
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
ok (d'accord : j'éviterais de répondre du coup ;) )
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Je te taquine. Tu as pondu une tellement grande réponse. Il fallait bien que je te surprenne un peu. (non ?)
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
Je dirais plutôt que tu me testes. ;)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Meuh non (c'est mon côté taquin)
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
et tu ne peux pas me surprendre dans le sens où je te connais pas et m'attends du coup à tout.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Sans blagues. (ah oui ?)
· Il y a plus de 7 ans ·Marcus Volk
Un beau mélange de langage quotidien et de belles images. Une histoire qui n'est pas sans laisser de traces psycho-émotives :-) (un sourire avenant) je vois que ce texte fait des petits. J'adore les suites. On s'attache à nos persos et souvent, ils deviennent incontrôlables. C'est là que débute le plaisir et le «jour des lapins.» La grande saga. salutations sincères, +++ Sue
· Il y a presque 9 ans ·suemai
je relis moi aussi vos textes plusieurs fois quand je viens les découvrir. Et je suis embarquée dans l'histoire chaque fois !
· Il y a presque 9 ans ·julia-rolin
Merci Julia
· Il y a presque 9 ans ·hel
Un vrai bol d air frais de te relire ici ! J'aime tes mots et chaque fois tes textes me font le même effet, ne rien rater dans ma lecture, bien savourer chaque ligne parce que tout vaut tellement le coup !
· Il y a presque 9 ans ·parismrs
♥ Merci, merci, ça fait très (et toujours) sincèrement plaisir de ta part. Je suis contente que cela t'ait plu, je me "dérouille" de la nouvelle, et je vais tenter d'être plus régulière niveau bol d'air :)
· Il y a presque 9 ans ·hel