Points de suture

Isabelle Gabriel

La cloche sonne sur ses blessures. Tintements aigus, sur l'épiderme béant. Le vent les avait refermées… Enfin, c'est ce qu'elle croyait, ce qu'elle avait cru, ce qu'elle avait voulu croire. Pourtant, la cloche, comme un rappel. Les tintements, comme une mémoire vive, cinglante, qui se réveille. Toutes ces années, cinq, dix, vingt… Tous ces anniversaires aux visages tordus, tuméfiés… cinq, dix, vingt… Le temps, mais quel temps ? Le temps qui passe, le temps qui compose, se surcompose, se décompose. Combien de pansements, de draps pour ne pas voir, pour ne pas montrer ? Elle a pleuré jusqu'à plus soif. 
C'était hier, c'était tout à l'heure, quand la cloche a sonné une nouvelle fois. Il est parti, il y a vingt ans, il s'en est allé sans laisser d'adresse, sans laisser de directives. Comment on fait un point de suture, dis-moi ? Depuis, j'ai appris la couture, mais pas les points de suture, et tu t'es barré sans me donner le mode d'emploi. Comment on fait ça, dis-moi ?
Elle regarde négligemment son ventre, aperçoit le trou, les tripes à l'intérieur cinglantes, sanglantes. Cinq, dix, vingt…Elle remonte le drap rose jusqu'à ses seins, elle tourne sa tête vers la fenêtre : le soleil, les arbres, la vie quoi. Ça semble si simple. Les cigales se mettent à chanter. Que disent-elles ? Elle ferme les yeux, écoute. Oui, c'est bien ce qu'elle pensait, elles adressent au soleil un chant nuptial, une véritable cérémonie. Le soleil leur répond en dardant ses rayons sur tout leur corps. Elles se taisent. Silence.
Quand t'as déménagé t'as oublié de m'expliquer … peut-être parce que j'avais oublié de te dire… T'es où là maintenant à part dans mes tripes qui tintent ? 
Elle baisse à nouveau le drap, observe son ventre nu, son cœur bat dans son ventre, elle voit les battements faire bouger la peau toute blanche. Le cœur dans son ventre avec la blessure béante, offerte. Est-ce qu'un cœur ça s'offre ? Elle aurait aimé le lui avoir offert, mais elle n'avait pas osé. Lâcheté ? Peur ? Elle ne sait plus très bien, c'est si vague, si confus. Ses mains ont glissé furtivement sur son ventre chaud. Elle le caresse négligemment, sans vraiment s'en rendre compte. Une petite cicatrice la surprend en pleine songerie, toute petite cicatrice, douce et refermée, souriante. Ce sont les chirurgiens qui l'ont ouverte, ce sont les chirurgiens qu'ils l'ont fermée, eux ils savent les points de suture.
Il fait chaud. Elle respire profondément. Cette nuit j'ai encore rêvé de toi, tu sais. Et j'ai pleuré quand je me suis réveillée. Je te voudrais tant cicatrice douce et refermée, souriante, je te voudrais tant chant nuptial, le ventre nu, sans les draps rose au-dessus. Je n'ai pas oublié de te dire…j'ai juste pas osé…Parce que c'était interdit, enfin, je crois.
Position fœtale, ça tinte trop, beaucoup trop. Elle essaye de se souvenir des cloches, du glas, mais rien, juste le drap devant elle à quelques centimètres, le drap qui recouvrait la blessure calfeutrée par les planches de bois, le drap qui tentait de rendre la plaie jolie et solennelle. Le bois, ça suture ?... Là elle avait osé lui dire dans sa tête, là seulement, là trop tard. Dis-moi, m'avais-tu entendue ? Pourquoi tu m'as pas expliqué ?
Les cigales n'ont toujours pas repris leur chant, elles doivent jouir du soleil qui pénètre en elles. Elle a sommeil. Si je m'endors, seras-tu là à nouveau ? Si je te le dis, te le crie, m'expliqueras-tu les points de suture? Les cigales se remettent à chanter comme une réponse soudaine. Elle ne comprend pas cette réponse, mais ce n'est pas grave. Sa gorge se serre, des larmes caressent ses joues, elle avale doucement sa salive…
Je t'aime. 
©Isabelle Gabriel

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