Polarités (Partie 5)

merielle

J’ouvris les yeux, assommé par une mauvaise migraine. Etendu sur un matelas nu et dur, il me fallut quelques secondes pour voir que Marine reposait non loin. Elle me regardait. Son pansement avait été changé. A la lumière des néons, je pouvais constater qu’une bande blanche enserrait sa cheville avec précision. La lumière des néons ? Je demandais à Marine où nous pouvions nous trouver. Ma langue, pâteuse, s’accrochait à mon palet, tandis qu’un goût amer rongeait ma bouche. Marine répondit sèchement qu’elle n’en savait rien. Nous étions dans une pièce grisâtre, sans décor, si ce n’était les deux matelas et une unique porte noire. J’eus la vague sensation d’être emprisonné. Les murs suintaient grassement, laissant apparaître des traces que je préférais ne pas identifier…

Nous n’avions plus rien, pas de sac, ni même nos vêtements…. Alertés, mes yeux revinrent instantanément sur Marine. Elle portait un soutien gorge vert associé à une petite culotte. Je me raclai la gorge. J’exhibais un caleçon vaguement troué, que je n’avais pas pensé à changer avant de m’aventurer dans cette galère. Je soulignai, gêné, qu’au moins nous n’avions pas froid. Le regard de Marine m’imposa de me taire. Elle avait raison, la situation ne se prêtait pas à l’humour, surtout quand le verrou de la porte résonna…

Une tête baissée, avec des cloques énormes sur le cuir chevelu, se faufila. Entre les cloques, on distinguait quelques poignées de cheveux roux, raides, secs, sales. Le reste du corps suivi, bossu mais féminin. La femme leva un visage incrusté de rides cicatricielles et nous lança un regard noir souligné par d’épais sourcils, longs et roux. Entre ses mains aux ongles interminables et crasseux, elle portait un plateau avec deux assiettes, remplies d’un liquide sirupeux et orangé. Elle s’avança, posa le tout au centre de la pièce.

En se redressant, ses lèvres ordonnèrent par un ensemble perçant de voix d’hommes et de femmes : « Mangez ! Vous devez faire du gras ! ». Ce chœur agressif figea notre sang et nos membres. Comment ce son indescriptible de graves, d’aigües, de timbres, pouvait provenir de cette femme ?  Sur  ces mots, elle fit demi-tour et referma la porte à clé. Pétrifié je laissai les images et les mots s’associer. N’importe quoi ! Une sorcière ? Des démons ? Une hallucination ? Un rêve ? Je dors ? C’est ça, je rêve !

« Pouvez-vous me donner mon assiette ? », Marine s’était redressée sur son matelas. Sa voix, dans l’écho de la pièce, vint heurter les murs. Nous étions bien là. Je paniquai, « Vous n’allez tout de même pas manger ce truc ! ». Comment pouvait-elle envisager de manger, après avoir vu et entendu cette…vieille... possédée… Oui cette femme ! Mon esprit s’emballait. Nous sur les matelas, enfermés, mais pas menottés; les yeux de cette femme… Je la connaissais. Je la connaissais ! « C’est Rita ! » hurlai-je. « C’est Rita ! »

- Qui ? demanda Marine.

- C’est cette femme qui nous a accueillit dans la bibliothèque ! »

Marine n’avait aucun souvenir de la bibliothèque. Effrayé, je tentai d’articuler que nous devions sortir au plus vite. Je fonçai sur la porte pour l’ouvrir, sans résultat bien sûr. Ce fut là, plus près des murs, que j’identifiai toutes les marques. Des  ongles. Certains étaient restés plantés. Immédiatement je levai la tête au plafond craignant les bouches d’aération. Aucune. Je vacillai et manquai de perdre l’équilibre. Marine m’intima de me calmer et de lui parler de la bibliothèque. Je lui racontai, avec angoisse, les détails. Elle m’écouta attentivement, mais d’un air dubitatif. Je ne pouvais pas lui en vouloir, comment y croire ? Faire du gras ? Pourquoi ? Pourquoi tout cela était si réel ?

Les yeux vides, Marine déclara qu’elle allait manger parce qu’elle avait faim. Elle me pria de lui donner une assiette. Impuissant, contrarié, je m’exécutai. Je l’admirais et la méprisais à la fois. Elle ne se plaignait pas de sa blessure et assumait la captivité avec un détachement déconcertant. Si forte alors qu’elle avait été si faible.

Elle avait presque finit sa portion quand je goûtai la mienne, trop affamé. Ce n’était pas mauvais. Un mélange de potiron et de lard. Je terminai à peine, lorsque le déclic du verrou retentit. La femme entra, s’empara des assiettes, (elle m’arracha la mienne des mains), et posa une bouteille d’eau sur le sol ainsi qu’un pot. Avant de quitter la pièce, elle me sourit en une sorte de rictus, dévoilant des dents ciselées qui me firent frissonner. Marine baillait et s’allongea. Emporté par une soudaine envie de dormir, je m’écroulai sur le sol.

Réveillé par la femme qui apportait des assiettes pleines du même liquide, je n’avais pas bougé. « Mangez !…

- Oui, on doit faire du gras. » Ma nonchalance m’étonna. Les voix multiples ne m’avaient fait aucun effet. La femme quitta la pièce, sans relever. Engourdi, le corps lourd, mes pensées m’interdisaient de reprendre de cette soupe et pourtant je rampai vers l’assiette aussi vite que possible. Avec Marine, en un mouvement, nous bûmes le breuvage à la hâte, avant de sombrer de nouveau dans le sommeil.

Combien de fois cette scène se répéta ? Suffisamment pour que progressivement nous reprenions connaissance peu avant l’arrivée du «démon », pour l’attendre dans l’addiction.

Suffisamment aussi, pour faire du gras comme demandé. C’est ainsi qu’après l’un des sommeils artificiels, je notai que Marine ressemblait à un souvenir. Ses joues rebondies comme des melons et ses cuisses herculéennes, m’impressionnèrent. Quant à ses fesses et ses seins… Ahuri, je perçu à son regard, que je devais avoir la même allure. Nous devions nous ressaisir ; Ainsi dès que le rituel commença, avant que Marine ne prenne l’assiette, j’arrêtai son bras. « Nous devons arrêter de manger, lui dis-je. Sinon, nous ne pourrons plus nous enfuir. »

- Ah, parce qu’il est encore question de fuir ? déclara-t-elle, ironique. Je croyais que nous devions mourir ici dévorés par la vieille. »

Mon cœur s’affola. Nous allions mourir, mangés ! Depuis combien de temps étions-nous ici ? On ne grossit pas autant en deux jours ? Quand nous mangerait-on ?...Marine me sorti d’une spirale asphyxiante par le son de sa voix, « Regardez votre ventre au niveau de votre appendice… »

Pourquoi fallait-il que cette femme m’accompagne ? Elle insista, « Regardez !  ».

En soulevant ce ventre étranger, je vis deux petits trous, profonds. Je passai la main dessus et interrogeai Marine du regard. C’était quoi ? Des piqures ? Des morsures ?... Un vampire ? Non, tout cela devenait stupide, insupportable. Je voulais rentrer chez moi. J’avais ma dose d’aventure. Marine, triomphante, lança : « Elle suce notre graisse ! ».Ce à quoi je ne répondis rien. Fallait-il dire bravo ? L’agacement prenait le pas sur la peur, un énervement rassurant. Comme si elle le comprenait, Marine m’expliqua qu’elle s’en doutait depuis le premier jour. Ajoutant que lorsque notre graisse serait à point, nous serions alors embrochés et cuits. Quoi qu’elle hésitait sur la cuisson, peut-être bouillis ou frits…Voulait-elle que je l’étrangle ou que je pleure ? La seconde option s’imposa d’elle-même. Les pleurs me déchiraient le ventre. Un ventre méconnaissable, s’agitant sous les hoquets désespérés. Quelqu’un suppliait, je ne veux pas mourir, et c’était moi. Marine me laissa pleurer sans toucher à son assiette.

Desséché mais apaisé, j’échafaudai un plan où notre poids pourrait nous être utile. Après avoir pris les cuillères, Marine devait jeter le plateau sur la vieille, dès son arrivée, tandis que je la maîtriserais en me jetant sur elle et en l’écrasant de tout mon poids. Avec les cuillères nous n’aurions plus qu’à lui crever les yeux. Peut être serait-il nécessaire de cogner sa tête contre le mur, pour être certain de l’assommer. Nous devions prendre le trousseau de clés, refermer et fuir. Marine s’avança au milieu de la pièce avec mon aide et nous nous tînmes prêts. J’avais quelques doutes sur le plan, mais lorsque la porte s’ouvrît, ils s’évaporèrent…

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