Pourquoi je ne suis pas un "gilet jaune"
Christian Lemoine
C'est exceptionnel que je publie un texte comme celui-là. Je ne vous promets pas de ne pas recommencer, mais je vais me contrôler...
L'amalgame des mécontentements ne fait pas une majorité. Et le refus de se constituer en structure organisée, au prétexte que celles existant seraient disqualifiées (syndicats, partis politiques...) rend le message inaudible. Un président qui rejette l'intérêt des corps intermédiaires doit, d'une certaine façon, considérer qu'il a réussi, si ceux qui le contestent nient comme lui le rôle de ces mêmes corps intermédiaires. Cependant, à défaut d'avoir inventé les nouvelles formes de démocratie qui permettent l'expression d'une opinion majoritaire – car il faut bien en passer par là : il est irréaliste d'imaginer que la voix de chacun, sans représentant, sans porte-parole, puisse est entendue – on ne peut contourner les formes existantes de cette démocratie. La crise de la représentation n'en est qu'une que dans la mesure où on conteste à quiconque de parler en notre propre nom, sous prétexte qu'on ne partagerait pas à 100 % ses idées. Peut-on imaginer une démocratie s'appuyant sur 60 millions de voix discordantes ? La démocratie représentative n'exclut pas la démocratie participative. Et si la démocratie représentative semble croire qu'elle peut sans dommage s'affranchir de la démocratie participative, il est également illusoire de croire que ne pourrait exister qu'une démocratie participative, à l'exclusion de toute autre forme d'expression du pouvoir. L'homme étant ce qu'il est – imparfait, ambigu parfois, contradictoire, changeant, animé de pulsions qui ne sont pas toutes d'altruisme et de bienveillance –, l'utopie anarchiste, au sens propre du terme « anarchie », sans pouvoir institué, restera toujours une utopie malheureusement. C'est un système idéal, pensé pour un homme idéal – auto-régulé, politiquement évolué et compétent, qui sait débattre et accepter les opinions contraires, et former sa pensée tout en se préoccupant d'un intérêt collectif, dont on ne peut se débarrasser sous peine d'ouvrir le champ à une réelle anarchie, au sens du chaos et de la destruction. Et ceux qui voudraient voir l'anarchie s'imposer sont parfois les plus dangereux séides du totalitarisme. L'homme idéal n'existe pas, il est donc nécessaire de penser et organiser des structures qui permettent un minimum de cohérence et de souplesse dans l'agencement d'une vie et d'un espace collectif. Ce qui implique, bon gré mal gré, d'accepter l'idée de discussion, de concessions, de compromis (sans compromission).
Aujourd'hui, le gouvernement en place, qui reste légitime au regard de ce que sont nos institutions, prétend répondre à la colère populaire en s'attaquant aux manifestations de cette colère, sans en traiter les causes. Ici, un aparté : La colère bien sûr. Cette « Vive émotion de l'âme se traduisant par une violente réaction physique et psychique ». Evidemment la colère. Mais la colère n'est pas un argument, ni une opinion, non plus qu'une conviction ou une idéologie. Dans la colère, c'est le corps animal qui parle, ce n'est pas sa pensée ni son intelligence. Elle n'est qu'une réaction épidermique face à un événement dont on ne sait comment l'affronter. Il faut qu'elle s'exprime, en ce qu'elle expose le mal-être et l'envie, le besoin, d'y remédier. Mais tout au plus sert-elle à évacuer le stress. Et peut-être peut-elle ouvrir les yeux de celui à qui elle s'adresse. Au mieux sera-t-elle le déclencheur d'un changement d'attitude. Au pire, elle sera destructrice, voire auto-destructrice. Elle ne fera pas avancer le débat. Et une fois qu'elle est dite, il est nécessaire de la dépasser. La colère est mauvaise conseillère, dit-on. Il est sans doute bon qu'elle se dise, qu'elle ne reste pas intériorisée. Mais une fois son rôle d'alerte rempli, c'est la mise en œuvre des actions à entreprendre qui doit lui succéder. Rester sur la colère et la considérer elle-même comme la solution, alors qu'elle n'est qu'une partie du problème, est faire fausse route et se condamner à conserver le problème entier.
Quoi qu'on en dise, nous ne sommes pas (pas encore) sous un système dictatorial. Le gouvernement – peut-être pour s'en tirer à bon compte, on pourra toujours gloser sur ses motivations réelles ou supposées – ouvre une porte : il propose un débat. Poussons cette porte ! Et plutôt que la colère, apportons des propositions. S'il faut s'en référer aux révolutions, comme certains le font, prenons 1789 plutôt que 1968 (et surtout pas 1793-1794). 1968 était une révolte de confort, elle remettait en cause une certaine façon de gérer l'opulence. Ce n'est plus le cas. S'il est toujours question d'un partage des richesses, les slogans de mai 68 et ses valeurs sont parfois malmenées sur les ronds-points : l'imagination au pouvoir, l'égalité pour tous et toutes, la remise en cause de la société de consommation, l'écologie, l'ouverture aux autres... En 1968, nous étions tous des Juifs allemands ! Non, la référence est bien 1789, et la convocation des Etats généraux, sous la pression du Tiers-état et du peuple. « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » (Mirabeau, le 23 juin 1789). L'analogie est facile pourra-t-on dire, il n'est pourtant pas dénuée de fondement. C'est ce qui légitimera les sujets de débat choisis par les débatteurs, et qui empêchera le gouvernement et la présidence de ne pas les prendre en compte.
Lorsque le président Macron dit qu'il a été élu pour appliquer son programme, il se trompe. Il a été élu pour que le Front national n'accède pas au pouvoir. S'il l'oublie – mais ne doutons pas qu'il en ait pleine conscience – il n'aura fait que repousser l'échéance. L'attitude du Rassemblement national le montre bien : ce parti et sa dirigeante n'ont rien à faire qu'attendre, ce sont eux qui ont le plus à gagner dans le pourrissement de la situation. Et si certains rêvent d'une association contre-nature entre rouges et bruns, on sait bien qu'à la fin c'est toujours le brun qui emporte la mise. N'attendons pas trop, mais observons toutefois ce qu'il va en être en Italie entre les Mouvement 5 étoiles et La ligue. On voit déjà bien quelle direction prend ce gouvernement. Et de grâce, ne dévoyons pas les futures élections européennes dans un pseudo règlement de comptes avec nos politiques nationaux ! L'Europe – imparfaite, contestable, à réformer elle aussi – est sans aucun doute ce qui nous garantit jusqu'ici contre les pires dérives. Mais elle est très fragile, elle est menacée. Et si l'on conteste la mondialisation, ne doutons pas que les grandes puissances qui nous entourent, Etats-Unis, Russie, Chine, rêvent de voir son effondrement.
Notre seule voie est de nous emparer du débat, de le faire nôtre, de rappeler à M. Macron que, par la loi électorale et la Constitution, il est le président de tous les français, pas seulement le patron de sa maison politique (discours qui valait aussi pour ses prédécesseurs). S'il est vraiment fin politique, il peut en tirer profit et se grandir en étant celui qui aura enfin réformé le pays (et vive la Sixième République!). En 1789, les représentants du Tiers-état arguaient de leur légitimité représentative contre la tentation du coup d'Etat par la force. En refusant le débat, on laisse la main à la force des matraques et des gaz lacrymogènes, aux grenades assourdissantes et aux flash-balls. La force du peuple – pas la force réactionnaire qui rêve au fond d'un homme providentiel, d'un despote éclairé, mais le peuple progressiste qui pense qu'il peut y avoir un monde meilleur sans passer par la violence –, c'est la conscience de son bon droit et de sa puissance, puissance qui réside dans une détermination sans désespoir. Nos institutions, pour imparfaites qu'elles soient, sont quand même une garantie contre le totalitarisme. Les abattre, ce serait dégager le terrain pour celui ou celle qui déchaînera la force la plus brutale pour imposer sa vision de la société. Et celui-là (ou celle-là) sera le premier à réduire au silence tous ceux qui ne partageront pas ses idées, quand sera faite par l'absurde la preuve de l'incapacité de la démocratie à assurer le fonctionnement harmonieux du pays. Oui, il faut dénoncer les violences policières. Mais ne confondons pas nos systèmes avec d'autres, où l'opposant est par définition un individu à abattre (journaliste, internaute dissident, tout manifestant, car la manifestation n'est jamais autorisée). Ne voyez-vous pas l'ironie saignante qu'il y a à entendre des Poutine ou autres Erdoğan à dénoncer les actions anti-manifestants menées en France. Car en réalité, ce n'est pas la violence (réelle) de la répression qu'ils dénoncent, c'est l'indigence de réponse d'un gouvernement démocratique pour faire taire les contestataires. En Chine, la vidéo-surveillance est en train de fabriquer le citoyen au comportement irréprochable.
Peut-être est-il temps, peut-être est-il nécessaire, de repenser les formes de la contestation, de revisiter les actions de désobéissance civile, les manifestations pacifiques, les sit-in non-violents... Et allons au débat. Il sera ce que nous en ferons.
" Rester sur la colère et la considérer elle-même comme la solution, alors qu'elle n'est qu'une partie du problème, est faire fausse route et se condamner à conserver le problème entier."
· Il y a presque 6 ans ·La colère n'est pas mère de solutions positives, mais destructrices.
Je pense que ce mouvement n'aboutira à rien de positif car personne ne veut s'organiser et porter une parole. Pour moi ce mouvement n'est que de l'expression colérique de personnes conviées à un banquet et qui s'aperçoivent frustrées que la note demandée n'est pas celle qu'on leur avait annoncée. Cette colère est donc légitime.
Par contre avez-vous-vu, entendu parmi les convives floués, des voix s'élever pour organiser un autre banquet démocratique, participatif, ou le menu et le prix et les bénéfices ne seraient pas décidés par le restaurateur en chef, mais par les participants apportant et partageant leur contribution, fut-elle maigre ?
Personnellement je pense que cela se fera quand le restaurant officiel sera complètement vide.
Personne aussi bien parmi notre classe politique et économique dirigeante que parmi les convives du banquet le temps du restaurant vide va arriver terriblement vite. ( pour info encore une ou deux années de sécheresse en France et le pays ne pourra plus se nourrir, idem pour les autres pays européens, pour cause de sols épuisés et ne retenant plus l'eau, le problème est tellement crucial que des projets de barrages refleurissent de partout sur le territoire au mépris des réserves naturelles constituées, autre info la région rhône alpes financent pour les chasseurs un abattoir leur permettant de commercialiser l'abattage massif de faunes sauvages. Le restaurant risque sous peu la fermeture !
Christian
Je partage votre point de vue. Merci de ce texte pour moi très clair.
· Il y a presque 6 ans ·divina-bonitas
Merci beaucoup vous m’évitez une longue soirée à chercher les mots précis et les références exactes. Tout ce que j’avais à dire est dans votre texte. Si vous me le permettez je le partage, il est important que cette vision de la situation actuelle soit exprimée et entendue par le plus grand nombre.
· Il y a presque 6 ans ·Bravo pour le sérieux et la clarté de votre propos.
wlw
Merci. Le partage est bien sûr permis.
· Il y a presque 6 ans ·Christian Lemoine
Eh bien si ces gens arrêtent un peu de mépriser le bas peuple, ça s'arrangera peut-être ?
· Il y a presque 6 ans ·arthur-roubignolle
Mépris ? Je ne suis pas sûr. Ne soyons pas simplistes. Un des gros problèmes, des deux côtés, est de penser donner des réponses simples à des questions complexes. Certains parmi l'élite méprisent le peuple, sans doute, et inversement. Ne comptons pas sur ceux-là pour penser les solutions.
· Il y a presque 6 ans ·Christian Lemoine
Bon, ben faisons compliqué alors, et laissonscomme d'habitude les spécialistes et les experts s'occuper de ces choses si compliquées...
· Il y a presque 6 ans ·arthur-roubignolle
Ah non ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je pense que c'est tout le contraire dans mon texte. Complexe et compliqué ne sont pas synonymes, et ma conviction citoyenne est que chacun(e) est en capacité de se frotter à ces questions complexes. Ce serait les laisser aux "sachants", ce que je conteste, que de laisser la voix uniquement aux experts et aux spécialistes. Mais, constatez-le avec moi, il n'est pas simple non plus de bien se faire comprendre. On croit dire quelque chose, être clair, et on se rend compte que ce qu'on a dit a été pris à l'envers... Mais un des pièges serait de ne pas chercher à creuser notre réflexion.
· Il y a presque 6 ans ·Christian Lemoine