Protect and Serve

Robert Arnaud Gauvain

                                                           Protect and Serve

Cette nouvelle matinée commence avec la réponse au suspense insoutenable : je viens de recevoir mes papiers militaires pour partir à la guerre, avant mercredi soir, enfin c’est tout comme. Mon affectation pour les dix mois à venir: une obscure banlieue dans laquelle végètent des pré-adolescents post-abrutis, se rengorgeant de leur ânerie puisqu’ on leur apprend à en être fiers, se vantant de leur inculture puisque l’abaissement du niveau intellectuel érige cette nullité en référent culturel, posant les bases de la société des Ombres du vingt-et-unième siècle. Ceci dit, moi, comme encyclopédistes, je préfère Diderot et d’Alembert.

            Or donc sonne ce fichu réveil qui semble avoir survécu à une sieste de deux mois, pour me traîner jusqu’ au monde du travail et ses contraintes.

            Ah, l’ enseignement... Pardon, l’ Enseignement!

            Rendons hommage à cette sainte laïcité, gratuite mais déficitaire, indépendante mais subventionnée, obligatoire mais non coercitive, à cette religion athée mais dogmatique qui fait convoler en son autel trois sœurs autrefois ennemies, aujourd’hui unies pour le meilleur: la pédagogie, la démagogie et l’ économie, amen. 

            Aux débuts de l’ école publique, l’ enseignant était le détenteur d’ un savoir millénaire, de l’ autorité étatique de Celui Qui Sait.

Le hussard noir de la République prenait les enfants, souvent de force, parfois même par derrière, et les transformait en de parfaits citoyens, respectueux des lois, des hiérarchies, des convenances, prêts à aller mourir pour la Patrie, aux ordres de vielles badernes incompétentes mais galonnées, sabreurs ventripotents mais revanchards, au moment choisi par les capitaines d’ industrie pour relancer énergiquement l’ activité métallurgique européenne. Les anciens élèves, obéissants, dressés et toujours désireux de rendre service à not’ bon maître, partaient en chantant pour se foutre sur la gueule avec leurs frères d’en face, afin de réduire le nombre d’ anarcho-syndicalistes dans les usines du vieux continent con incontinent.

            De nos jours, Dieu merci, c’ est une bien plus belle chanson: enfin, on peut huer, chahuter, conchier, même cogner son prof sans trop risquer la première ligne avec les tirailleurs Sénégalais et les tourneurs-fraiseurs. Enfin, l’ école n’ est plus le lieu d’ un élitiste encyclopédisme didactique et dictatorial, la connaissance s’ est démocratisée et les esprits chagrins peuvent toujours dire qu’ elle s’est galvaudée, on constate année après années les résultats exponentiellement encourageants de cette généreuse politique. On a fait croire à des générations qu’ ils avaient droit à une chance, même sans rien travailler, je le sais, j’ en ai profité: sans les stupides augmentations arbitraires et dirigistes de quotas à respecter de crétins ayant leur bac, je serais sans doute incapable de m’ assumer financièrement.

            Moi, le malaise de l’ école, cela me fait doucement rigoler. La première responsable de cette déliquescence c’ est l’ école elle-même. L’ école, qui abandonne une doctrine pour son contraire selon l’ air du temps, l’ école, qui fait de l’ enseignement un divertissement social politiquement correct, l’ école, qui offre des diplômes comme on donne des bons points, l’ école, qui à défaut de transformer les enfants en chair à canon, contribue à en faire des pompes à fric, l’ école, qui sous prétexte d’ ouverture, se perméabilise à toutes les imbécillités et tous les imbéciles du monde extérieur, l’ école, qui a décidé que toute idée conne était respectable, l’ école, qui engage sans discernement des types comme moi...

Bravo à toi, École Publique, c’ est toi qui creuse inexorablement ta tombe, alors ne viens pas fustiger mon manque de travail et de motivation: après tout, je ne suis que le reflet de tes élèves. Comme beaucoup, je ne fiche rien depuis des lustres, comme beaucoup, je continue pourtant ma scolarité et comme beaucoup, je ne suis pas si mal noté. A force de se vendre aux théories sociologiques, politiques et économiques les plus en vogue, donc les plus offrantes, le plus beau métier du monde ressemble vraiment au plus vieux. Avec le gouvernement comme souteneur, on peut compter sur nos ministres pour achever de détruire cette école publique trop chère et peu rémunératrice.

            C’ est peut-être un sacerdoce, une mission, voire même, vu le nombre croissant de païens au sein des brebis égarées, une croisade, mais pour moi c’ est un bon moyen de gagner un peu d’ argent en ayant beaucoup de temps libre. En avançant à mon rythme, je me suis parfaitement adapté à la formidable amélioration sociale qu’ est le RTT, alignant une implacable rotation : deux semaines de travail, deux semaines de vacances, deux semaines d’ arrêt maladie

            L' organisation est mon guide, la rouerie ma voie.

            Pendant que j’ envisage de commencer cette année scolaire directement par le troisième volet de ce triptyque et recherche dans mon carnet d’ adresse le praticien le plus complaisant, le téléphone retentit. Qui me dérange à cette heure matinale, alors que je m’ apprête à affronter après huit semaines de trêves les effets déplorables de la mondialisation scolaire? J’ ai enfin une décision à prendre, décroche-je ou ne décroche-je point ? Jetant un coup d’ œil sur le répondeur je m’ aperçois qu’ il est encore débranché, voulant savoir qui m’ appelle, je n’ ai d’ autre alternative que de décrocher car on ne sait jamais...

            On ne sait jamais... non mais qu’ est-ce que j’ espère ? C’est n’ importe quoi, qui peut sans rire me contacter maintenant, à part la valise RTL ? Tu parles, on ne sait jamais, en fait, on ne devrait jamais savoir, parce qu’on ne perd rien ! Si chaque fois que me prit le on ne sait jamais, je m’ étais abstenu d’ agir en conséquence de ce précepte imbécile, combien d’ heures d’ ennuis me serai-je épargnées... Et cet appel ne déroge pas à la règle puisque c’ est Fâcheux, un fâcheux de taille que je me vois supporter pendant vingt minutes, un ancien résidu -je n’ ose pas dire un camarade- de jeunesse qui, actionnant la pompe, commence à me gonfler sérieusement.

            Il faut me débarrasser de cet importun qui m’ empêche de ne pas faire tout ce que je ne voudrais pas faire en cette palpitante journée. Je dois fuir, mais mes échappatoires sont éventées: le coup du café sur le feu, par son classicisme, serait maladroit.

            Et ça dure et ça dure... Finalement sa femme, entre nous une idiote qui n’ a même pas l’ excuse d’ être ravissante, - cousine, c’ était une fâcheuse- a la seule bonne idée que je lui découvre depuis plusieurs années : j’ entends une série de grognements diffus signifiant à demi-mot qu’ il est tôt et que le temps qu’ elle nous avait imparti est révolu. Elle intime à mon correspondant l’ ordre de raccrocher, pour se consacrer à la tâche herculéenne consistant à meubler leur vide existentiel, au pire par une séance de jeu vidéo, au mieux par une bite au cul.

            M’ habillant rapidement, je dévale l’ escalier et me jette dans la fosse stakhanoviste.

Au moins mon nouveau lieu de souffrance n’ est pas loin, ni en kilomètres, ni en temps, la circulation est fluide. Avant même d’ être à bon port, attendant que le feu passe au vert, j’ additionne mentalement les minutes de sommeil que je pourrais grappiller chaque matin de labeur, calculant au plus juste mon heure de lever en fonction d’ une arrivée à l’ école dans les cinq minutes qui suivent le traditionnel quart d’ heure de retard dû aux nombreux embouteillages.

            Je me reproche mon négativisme-et aussi ce néologisme- car après tout, je vais peut-être débarquer dans un havre de paix et de paresse, peuplé de gens affables, intelligents et cultivés. Hélas en me garant, mes idées noires me reprennent: je suis un incorrigible naïf: des gens comme ça dans l’ éducation, faut pas rêver, et pourquoi pas aussi un ministre qui sache conjuguer le passé antérieur?

Comme pour confirmer mes dires, j’ aperçois au loin le directeur, pas de doute, c’ est un pauvre con et... quoi?

            Ah, et bien oui, là!

            Je sais, vous vous indignez de ce jugement autant hâtif que lapidaire porté sans aucune connaissance de la personne, sur un individu que je ne viens même pas de rencontrer. Pourtant mon expérience m’ assure qu’ il ne sera pas la peine de pousser plus loin mes recherches en vue de changer d’ avis à son sujet.

            Évidemment, vous n’ êtes pas d’ accord, et ce n’ est pas votre droit puisque j’ ai raison. Vous pensez que mon attitude est irréfléchie, partisane et immature. Et le flair, et l’ instinct? Vous semblez oublier que bien que nous ne soyons plus des animaux, nous sommes encore bêtes, surtout vous. Pendant des milliers et des milliers d’ années nous nous sommes fiés à notre sixième sens, ce furent nos plus sûrs alliés contre le froid, la faim, les fauves et la mort. Il n’ est pas étonnant qu’ un peu de cette sauvagerie ressurgisse lors des moments émotionnels critiques ou intenses de notre existence. Moi, mon instinct de grand prédateur m’ assure que ce type, aux premiers centièmes de secondes où je le vois est assurément un pauvre con.

            Vous opposant à cette argumentation naturaliste de conseiller financier new-age d’ extrème-droite, vous allez rétorquer rationnellement que penser ainsi d’ un homme sans le connaître, est inacceptable, humainement parlant.

            Mais m’ auriez vous fait le même reproche si j’ avais écrit: j’ aperçois au loin le directeur, un homme charmant...?

            Non, cette remarque désobligeante à mon égard, vous ne l’ auriez pas faite. Alors qu’ en réalité si j’ avais eu cette opinion favorable elle aurait été encore moins fondée que la défavorable. Car affirmer qu’ une personne est charmante après une demi-seconde, pardonnez-moi, mais c’ est beaucoup plus stupide et dangereux que de la trouver crétine. Que vous le vouliez ou non, la bêtise d’ un individu s’ impose à vous très rapidement alors que ses qualités mettent bien plus de temps à se révéler. Ainsi il est logique et réfléchi de juger quelqu’un défavorablement en un éclair. De ce fait votre opinion –inverse- est idiote et inacceptable, humainement parlant.

            Donc, ce pauvre con de directeur imbécile, mal habillé avec une sale trogne et des pellicules sur sa veste homologuée Éducation Nationale... oui je me rapproche de lui, donc mon jugement se précise, confirmant ainsi le bien-fondé de mes présupposés. Bref, cette chose informe en piteux uniforme m’ accueille liquidement de sa diarrhée verbale. Par respect je tairais son prénom ridicule mais sachez que cela ne peut pas être le prénom de quelqu’un d’ intelligent. Ses parents sont idiots puisqu’ils l’ont affublé d’ un prénom idiot et lui, pauvre bougre, est idiot puisque son prénom l’ est. La boucle est bouclée.

            Rien de particulier à dire sur mes collègues, toutes des femmes, mais pas toutes féminines. La composition de ce corps (assez mal foutu) enseignant est classique: à mon avis avisé, deux-trois collègues un peu rigolotes, dont la bouteille et l'expérience permettent des rapports humains superficiels acceptablement cordiaux. Ensuite, ça se gâte. Au moins deux névrosées, deux dépressives, trois mal-baisées, une divorcée-on-comprend-tout-de-suite-pourquoi et l’habituelle jeune sortante IUFM pleine d' autant de grandes idées pédagogiques que de boutons de pucelage, prête à réformer tout le système à elle seule, certaine de tout savoir parce qu’elle a lu tous les livres, mais ignorant encore que la chair sera triste, surtout quand on a sa tronche.

            Une seule relève le niveau et commence déjà à me plaire: elle arrive avec dix minutes de retard, livre un charmant petit sourire en guise d’excuse, telle une princesse offensée de ces regards réprobateurs, et à en juger par le regard courroucé du maître de céans, elle est coutumière du fait. Ce qui ne gâte rien, elle est anormalement séduisante pour une enseignante. Au fil de cette réunion de pré-rentrée, je remarque que certaines de ses camarades, parmi les moins désirables, sans la détester, ne semblent néanmoins pas spécialement l’apprécier. Y-a-t’ il comme une sorte de jalousie ? Je ne saurais l’affirmer. A leur décharge, je ne leur donne pas entièrement tort: la jolie trentenaire bien dans sa peau de pêche, ce n’est pas de bon goût dans notre milieu car incompatible avec l’investissement total qui est requis pour cette noble tâche de mes fesses. J’apprends également non sans contentement que nous sommes en quelque sorte partenaires puisque nous besognons au même niveau, le Cours Médiocre 2. Je ne pense pas que ma camarade m’embarrassera de réunions de travail, je doute fort que ce soit son genre de perversion, quoique je ne m’ interdis pas d’ envisager une étroite collaboration sur un autre plan, afin de découvrir certains de ses vices les plus enrichissants, pédagogiquement parlant, bien sûr.

A vrai dire cette petite reine pédale déjà dans ma tête…

            Bercé par le ronronnement insipide des palabres administratives précédant le jour J, je somnole doucettement en griffonnant des polygones obscurs et complexes sur la feuille censée me servir de notes.        La discussion s’éternise, principalement à cause de la gamine fraîche émoulue de la machine à broyer la diversité et l’originalité pédagogique, qui ne cesse de poser des questions à notre big bouse et ainsi retarder l’ heure de la clôture de l’ épreuve. Heureusement, la Belle, ma copine (ouais je sais je m’ avance un peu, là…) vole au secours de ses camarades en précisant qu’ il faut que chacun aille dans sa classe. Je la remercie ironiquement à mots couverts, jouant maladroitement le grand ténébreux, vénéneux à la petite semaine, de nous avoir délivré du STO (Sainte-Thérèse des Offices scolaires -sic moi) car j’adore poignarder mes camarades dans le dos dès le premier instant.

Nous laissons là le directeur s’ engluer avec la première de la classe volontariste et je suis enfin libre de m’ endormir en toute légalité dans la salle de classe qui m’ est généreusement allouée à cette fin pour toute une année. 

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