QUAND HENRY MILLER'S BAND....

Isabelle Revenu

- Paaardon.. M'sieur Jacques c'est pas pour vous presser mais il va être une heure et demie et vous savez que les flics sont pointilleux quant à l'heure de fermeture. S'ils voient de la lumière derrière les rideaux, ils vont bien se douter qu'on ne lit pas le Parisien. Je vous remets la même chose ?

- S'il vous plait....

- N'êtes pas bien bavard. Z'avez à peine ouvert la bouche depuis cinq heures que vous êtes assis au comptoir. Vous êtes sûr que ça va ? On peut faire quelque chose pour vous ? Vous avez la figure aussi triste qu'un type qui a perdu son billet de Loterie Nationale. Vous savez quoi ? Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ? Votre femme doit vous attendre ...

- Ouais, c'est pour ça que je ne veux pas rentrer.

- Ah, y a comme qui dirait de l'eau dans le gaz ? Mado, viens, M'sieur Jacques est dans la tristesse. Viens lui remonter le moral. Vazy ! Ben chante ! Y va pas te manger, c'est un poète. Un colorieur de mots, un montreur de lettres comme il existe des montreurs d'ours ou de monstres de foire. Un expert en sentiments...

- Oh j'vais chanter, j'ai pas peur de M'sieur Prévert. J'ai chanté pour lui sur la Place des Tertres avec Albert y a pas deux jours. Pour le Quatorze Juillet. Qu'est-ce que vous voulez entendre ?

- Bof..Du vécu, du vrai quoi. Poignant et beau...Vous connaissez " Du Gris " de Berthe Sylva ?

- Ah pour sûr, c'est not'morceau fétiche à mon Albert et à moi. Allez c'est comme si c'était fait. Remettez un demi à m'sieur Jacques sur mon ardoise.

٠•●♥ Ƹ̵̡Ӝ̵̨̄Ʒ ♥●•٠·˙˙·٠•●♥ Ƹ̵̡Ӝ̵̨̄Ʒ ♥●•٠Hep Monsieur, une cigarette Une cibiche, ça n'engage à rien Si je te plais on fera la causette ♪♫♪♫T'es gentil, t'as l'air d'un bon chien Tu serais moche, ♪♫♪♫ce serait la même chose Je te dirais quand même que t'es beau Pour avoir, tu en devines bien la cause Ce que je te demande : une pipe, un mégot..............♪♫♪♫♪♫♪

- Elle gouaille bien la 'tite.. Savez son nom ?

- Elle c'est la Mado de Joinville. Son vrai prénom c'est Barbara. Elle arpente les pavés de la capitale avec son homme, un métallo. Il y a quelques années elle faisait la manche quoi. Et occasionnellement elle vendait de la tendresse à quelques ouvriers en mal d'ardeurs féminines. Enfin, c'est ce qu'on dit. Albert a eu le coup de foudre pour cette femme qui avait un regard de biche perdue.

- Cette voix, cette expression intense...Je suis tout chamboulé. Barbara, Barbara....

- Ecrivez-lui quelques textes, je suis sûr qu'elle saurait mettre vos Paroles en musique.

- Sans doute...

- Vous connaissez Henry Miller ? L'écrivain américain de passage à Paris ? Enfin, il est plus que de passage, je crois qu'il s'est installé près de Montparnasse...

- J'en ai entendu parler. De ses livres surtout. Quelques-uns font déjà scandale. A ce rythme-là, plus aucun auteur ne voudra affronter les élites bien-pensantes des cafés littéraires parisiens. C'est le genre de type avec qui on doit tout de suite de sentir en confiance. Il se dégage de sa figure une bonhommie douce et affectueuse. Comme si on le connaissait depuis toujours. Comme si on avait grandi ensemble.

- Vous savez, monsieur Jacques, il vous plairait comme à nous. Il est venu manger un morceau ...Lucette ? Monsieur Miller est bien venu lundi non ?

- Oui, je m'en rappelle parce qu'il nous a laissé un dessin tout gentillet sur une nappe en papier. Il expliquait à un éditeur de Toulouse pourquoi il tenait à son titre Sexus. Le pauvre, je pense que pour lui, ce mélange d'américain et d'expressions typiquement parisiennes, c'était du chinois.. On a rit comme des baleines...M'sieur Miller n'a pas cessé de nous faire des clins d'oeil, comme s'il jouait un bon tour à ce type qui voulait lui en remontrer. Du coup, on a fondé un club de contre-lecture. On a décidé de lire et de faire la promotion de chaque livre de Miller qui serait censuré. Ou simplement qui subirait des critiques nauséabondes injustifiées. On lui a tiré le portrait grandeur nature. C'est lui qui sert d'enseigne. Il est président honoraire. Nous oeuvrons dans l'arrière-salle de notre resto. Miller y vient chaque fois qu'il peut. C'est un chic type et je crois qu'au-delà de l'intérêt que nous lui portons, il a un sens aigu des relations humaines. Il déteste les faux-semblants, les lèche-bottes et les cireurs de pompeux.

- Vian doit venir s'inscrire. Il veut lui faire lire son dernier ouvrage.. Les Chenilles, il me semble. Lui aussi c'est un drôle de citoyen. Il a une idée qu'il murit depuis quelques mois. Il voudrait fonder un collège à ce qu'il parait...

- C'est pas Les Chenilles Edmond, c'est Les Fourmis.

- Oui. En attendant, à force d'être debout derrière ce comptoir, j'en ai dans les jambes des fourmis. Allons, m'sieur Prévert, faut être raisonnable et rentrer chez vous. Vous voulez un mot d'excuse ? Pour vot'bourgeoise ?

- Offf, non. Je vais dormir dans le square Burq. Là j'y serai peinard, vous savez c'est le plus tranquille parce que le plus discret des squares de Montmartre. Il fait beau et je m'endormirai au ciel étoilé. Combien vous dois-je ?

- Une écrevisse à la nage à quatre francs cinquante, trois demis et un paquet de gitanes maïs. Les oeufs durs c'est pour moi. Ca nous donne un total de huit francs quarante. Voilà votre monnaie. Un franc soixante qui fait dix. Belle nuit à vous. Et attention à votre oiseau. Il a une sale mine dites donc...

- C'est parce qu'il est prisonnier. Je le relâche dès que j'arrive sur la Butte. Belle nuit tavernier. Et merci de votre accueil. A la prochaine avec Miller.

- Et avec plaisir !

- Pour de vrai !

- M'sieur Prévert, n'oubliez pas votre crayon !

- Ah merci mon brave. Sans lui, il me serait impossible de faire le portrait de mon oiseau. En souvenir.

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