Quel avenir pour les contes animaliers ?

o-negatif

Elias chevauchait une bicyclette à travers un dédale de rues pavées. Il ne croisait que des camions-bennes aux couleurs de la ville et quelques voitures de livreurs. Le jour se levait. Ses mains étaient fourrées dans ses poches, une cigarette plantée entre ses lèvres, et son pantalon de costume n’offrait qu’une protection dérisoire face au froid tenace qui sévissait ce matin là. Il dérailla à mi-chemin, jura, mit pied à terre, retourna sans ménagement sa monture, et replaça la chaine d’un geste sûr. Il était sept heures et demie quand il poussa la porte de son appartement, du cambouis plein le front. Une femme l’accueillit avec un nouveau né dans les bras. Il se pencha sur le nourrisson et tenta une grimace qui ne fit rire personne. Il embrassa rapidement la mère  et commença à se déshabiller dans le couloir, abandonnant sa veste sur le sol, jetant sa chemise sur l’arbre à chat et se débarrassant d’un badge magnétique doré sur lequel on pouvait lire « Elias, veilleur. Hotel Cour du Corbeau**** », qu’il aimanta sur une guitare électrique abandonnée dans un coin.

-  Comment s’est passée ta nuit ? Demanda la femme tandis qu’il se servait une tasse de café, en caleçon, dans un biberon stérilisé, distrait par la fatigue.

-  Mal. Je n’ai pas réussi à écrire une ligne. Des clients sont restés au bar jusqu’au petit matin, à brailler et descendre du champagne. Pas une minute à moi.

-  Moi non-plus : ton fils n’a presque pas fermé l’œil. Il grogne, c’est tout ce qu’il connait. S’il ne fait pas ses nuits avant Pacques, je le fous au congel jusqu’à son BEPC.

-  Je te rappelle que c’est TON fils.

-  C’est ça, je vais me coucher.

Et elle lui transmit l’enfant, ainsi qu’un baiser trop appuyé sur le front.

-  Il a mangé il y a une heure. Change-le, il pue. On se voit plus tard. Ne travaille pas trop dur, lui conseilla-t-elle avant de claquer la porte de la chambre.

Elias but une longue rasade de café, et regarda sans curiosité le visage rougeaud du nourrisson.

- N’accepte jamais un emploi dans l’hôtellerie, conclut-il.

Convaincu, le môme se vomit dessus.

-  Maintenant, papa va torcher un putain de texte.

Devant son bureau, Elias effectua une dizaine de flexions et se lança dans une série de pompes. Il en fit quatre et tricha sur la dernière. Puis il saisit un verre de rhum qu’il s’envoya d’un trait. Il enjamba l’enfant, qui s’éparpillait à même le sol sur un tapis coloré, et sortit sur le balcon pour fumer deux nouvelles cigarettes en relisant l’ébauche de scène dont il envisageait l’écriture au cours de la matinée. « Partie d’échec surréaliste entre un manchot empereur et un fou de Bassan. Décor : la banquise. Ambiance bistrot. Le manchot essaie de tricher, détournant l’attention de son adversaire en lui agitant un bâtonnet de colin sous le nez, tandis qu’il déplace illégalement sa tour en G8, échec au roi. Personnalité ambigüe du fou de Bassan, qui est orphelin de père et effectue un voyage spirituel en Arctique. Morale à définir. Troisième personne du singulier. Point de vue omniscient semi-focalisé »


-  C’est bon ça ! S’encouragea Elias, se penchant par-dessus la rambarde pour mieux voir la voisine d’en face, qui déambulait en soutien-gorge dans sa cuisine.

 Il se frappa la poitrine et s’envoya deux grandes claques sur la figure, avant de regagner le salon et  se ruer sur le nourrisson pour lui arracher quelque chose des mains.

-  Si tu continues à jouer avec les multiprises, Charles, tu ne vivras pas assez longtemps pour voir papa rafler le prix Renaudot.

Elias s’assit à son bureau. Un vieux bottin téléphonique du Bas-Rhin, un miroir de poche, un dictionnaire d’argot médiéval, un révolver factice, un ordinateur portable, un bloc de papier et une boite remplie de jouets étaient dispersés sur le plan de travail. Entre autres. Charles se remit à grogner. Elias piocha un hochet dans la boite et le balança distraitement vers la zone où se trouvait son fils. L’auteur tendit les bras devant lui et fit craquer ses phalanges.

-  Et maintenant, au boulot !

Il s’arma d’un stylo quatre couleurs  et se massa la tempe gauche à l’aide du canon du révolver. Il se figea pendant dix minutes au-dessus d’une feuille sur laquelle il n’écrit rien, puis s’endormit brutalement.

Le téléphone sonna dans la foulée. Elias décrocha par automatisme, mais il détestait être dérangé pendant ses séances de travail.

-  Ca doit être le dérailleur, maugréa-t-il, vaseux.

-  Monsieur Bozych ?

-  Lui-même.

-  Bonjour, Raymond Kaltenbrunner à l’appareil. Je suis le directeur des éditions du Golfe Clair. Je me permets de vous contacter car nous avons reçu votre manuscrit et notre comité de lecture s’est montré très enthousiaste. Etes-vous déjà publié, Monsieur Bozych ?

-  Une de mes nouvelles est parue dans le magazine mensuel du club de renforcement du périnée de ma femme. Mais à part ça, je suis libre.

-  Hé bien, c’est excellent. Voyez-vous, nous sommes spécialisés dans les contes animaliers et nous sommes toujours à la recherche d’auteurs talentueux. Nous aimerions beaucoup travailler avec vous.

Elias réprima un cri de joie en effectuant une traction et demie, de sa main libre, sur la barre fixée dans l’encadrement de la porte du salon. De son côté, le nourrisson se mit à grogner comme jamais, sans doute par empathie.

-   Vous êtes éleveur de porc, Monsieur Bozych ?

-   Pas du tout, c’est mon fiston qui apprend l’allemand, corrigea Elias en balançant une paire de ciseaux vers le tapis de sol. Dans l’euphorie, il avait confondu avec la girafe en plastique.

-  Votre novella sur cette loutre syndicaliste a particulièrement retenu notre attention.

-  Mon récit le plus aboutit, en effet.

-  C’est poignant.

-  Je sais bien…

Elias fut malheureusement réveillé sur les coups de midi, tiré de ses rêves de gloire littéraire par sa femme, absolument furieuse d’ailleurs. Il bavait sans grande inspiration sur une feuille blanche et se rappela que leur ligne téléphonique avait été résiliée deux mois plus tôt. Charles, quant à lui, arborait une coupe de cheveux épouvantable, et s’attaquait maintenant à la multiprise.

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