Retour à Potamak
dechainons-nous
- C'était le moment ou jamais. Il fallait sauter sur le marchepied avant que les portes ne se referment. Avais-je vraiment le choix ? pourquoi allais-je sauter sur ce marchepied, et laisser ma main crispée sur la rambarde à regarder ma vie défiler. Il était encore temps, je pouvais faire demi tour sur ce quai et courir vers mon bonheur ou du moins vers cette vie qui se nourrirait d'un quotidien qui m'allait bien.
Il y a en moi, tatoué au plus profond de mon être cette petite phrase que je lui avais dit : « Quand le moment sera venu, j'aimerais que vous gardiez cette apparence », juste après qu'elle m'ait répondu que ce n'était pas mon heure.
Depuis cette rencontre j'avais changé mes habitudes, disons que je ne prenais plus mon café dans le bar en face de la grande halle du marché, et vivais dans la hantise de la croiser alors même que son aura m'habitait.
Quand je suis entré dans le troquet où se donnaient rendez vous les randonneurs du week end, de suite je l'ai aperçue, elle était au comptoir, de dos sa chevelure de gitane ondulait sur ses épaules, l'attirance était identique à notre première rencontre.
Elle ne s'est pas retournée, je savais qu'elle m'attendait (1). Discrètement je me suis installé à une table au fond de la salle, tout en la gardant dans mon champ de vision redoutant son regard envoûtant. J'avais la gorge serrée, et l'angoisse me tétanisait provoquant des tremblements spasmodiques dans tout le corps. Mon esprit vagabondait dans le brouhaha environnant abandonnant mon enveloppe charnelle à un marionnettiste en mal d'inspiration.
Combien de temps s'est écoulé, je ne saurais le dire, face à cette attente pesante, comprenant que tout était joué mais restait figé, je décidais d'aller à sa rencontre. Sans même tourner la tête dans ma direction, elle me demanda si j'étais prêt. Sa question n'appelait pas de réponse, mon heure était arrivée et j'étais enficelé dans sa toile.
D'une voix étranglée et sifflant dans l'aigu, je me risquais à lui demander ce qui allait se passer. Elle me répondit que nous allions aller à Potamak (2). Je n'étais pas sûr de ce que je venais d'entendre, tant mon esprit allait se réfugier dans mille et un souvenirs qui pourraient me donner l'envie de prendre mes jambes à mon cou et de m'enfuir loin d'ici.
Potamak si ce mot ne me paraissait pas inconnu, il ne représentait rien pour moi.
Isabelle m'emmena dans sa voiture, la route que nous avons suivie dans la campagne m'était familière, et pourtant nous arrivâmes devant une gare sortie de nulle part, la gare de Potamak. Une seule voie et un train sous une verrière rangé le long d'un quai unique. Il n' y avait pas d'âmes qui vivent, juste un chef de gare qui s'affairait autour de la locomotive.
Isabelle avait semble t'il disparue, mais déjà j'entendais son appel venant d'un wagon aux rideaux tirés (3).
Sur le quai la bête humaine commençait à râler et cracher au dessus de sa cheminée des volutes de fumée. C'était la même locomotive à vapeur que jadis, gamin, je faisais rouler sur les rails que je disposais sur la table de la salle à manger.
Le nuage qui se dégageait de la machine était blanc opalescent, le réservoir d'eau alimentait un catalyseur qui fournissait de l'hydrogène à une mini centrale thermique. Toute la vapeur rejetée dans l'air passait par des pare-feux de cheminée torsadés qui infligeait un effet de vortex à la nappe nuageuse et la faisait redescendre le long des flancs du cheval de fer.
Le ressac de cette vapeur passait sous l'ensemble des voitures du convoi et commençait progressivement à envahir le quai.
Au milieu du train, le wagon aux rideaux tirés semblait sorti tout droit des hangars de la Pacific union, construit en planches de bois de hêtre, généreusement vernis et enduit de goudron sur son toit. En avant de ce wagon, attelées à la locomotive il y avait une dizaine de voitures contemporaines aux couleurs rehaussées. Le convoi de queue était formé de voitures forestières vertes et noires datant d'après guerre.
Les rails se projetaient à l'infini, et convergeaient aussi loin que je pouvais les distinguer. Cette projection en ligne droite devait emporter les voyageurs vers des rivages inconnus, vers des destinées possibles ou impossibles. L'architecte responsable de ce projet devait être un bâtisseur de métaphores, un spécialiste du trompe l'œil à la Dali ou Penrose.
Je commençais à délirer et ne pouvait m'empêcher de penser à l'analyse qu'en aurait faite Aristote, qui se refusait de raisonner sur les limites qu'il définissait comme paradoxe infranchissable. L'illusion optique des parallèles qui se rejoignaient, c'était une parabole de l'esprit qui tendait à atteindre une asymptote pour se normaliser et ne pas avoir à expliquer l'irrationnel de cette situation.
La nappe de coton commençait à recouvrir mes pieds, perdu dans ce vide insensé qui commençait à chasser toutes mes pensées me rattachant à la réalité, me fit instinctivement sauter sur le marchepied pour échapper à ce fantôme rampant, et je rentrais dans le wagon aux rideaux tirés. Les portes se refermèrent automatiquement. Paralysé et angoissé par cette soudaineté et rapidité des évènements, je m'agrippais à la rambarde le long de la porte, mon regard rivé sur l'extérieur.
Une vibration légère prit naissance dans toute la structure du wagon que je ressentais au contact de mes pieds et de mes mains. L'air crépitait et s'électrisait, de toutes petites étincelles violette courraient le long des jointures métalliques des cloisons, lentement nous nous élevions à quelques centimètres au dessus du sol.
Le quai ainsi que tout le paysage se mit mouvement, le nuage de vapeur venait se condenser le long des parois et des vitres. La centrale à hydrogène devait servir à alimenter et refroidir des aimants supraconducteurs pour mettre l'ensemble du train en suspension magnétique.
Pour mon dernier voyage, Isabelle avait réuni les plus anciennes techniques, adaptées aux plus récentes technologies actuelles, servies avec les trains miniatures de mon enfance que j'ai toujours conservés avec moi.
Une fois de plus sa voix raisonnait en moi et me demandait de la rejoindre. Assise sur la banquette en bois verni, je l'apercevais à la lueur des petites veilleuses jaunâtres, elle m'invita à m'assoir. Prenant place en face d'elle à contre sens du déplacement du train, elle me demanda de venir à côté d'elle afin de tourner le dos à mon passé. J'y voyais là un symbole mais ne compris pas l'intérêt de cet emplacement.
Une multitude de questions bouillonnait en moi, mais je n'avais pas vraiment envie d'entendre les réponses. Visiblement mon accompagnatrice n'était pas décidée à me faire la conversation nous étions loin loin des échanges nourris lors de notre première rencontre. Elle se contenterait de répondre évasivement à mes demandes. La seule chose qui me traversait l'esprit, c'était de savoir si le train était le seul moyen existant pour accomplir le dernier voyage, et si c'était en rapport avec le tunnel si souvent évoqué par ceux qui ont frôlé la mort, et combien de gares avaient été construites. La réponse fût brève et laconique, nous habitions toutes et tous près de la gare de Potamak, et il n'existait aucun tunnel sur le parcours emprunté.
A nouveau je me rendais compte que la notion du temps était devenue flou, ma montre s'était arrêtée sur le tic ou le tac, et les aiguilles avaient disparu. N'y tenant plus j'écartais un des rideaux, ce qui provoqua l'arrêt du train. Enfin ce qui ressemblait à un arrêt était en fait, le paysage masqué par les volutes de vapeur qui se découvrit. Je devinais un quai, était ce le même, ou un autre ? rien ne me permettait de conclure. Une foule était en attente et se dirigea vers les wagons placés à l'arrière du convoi. Visiblement je ne continuerai pas le voyage en seule compagnie de mon égérie.
Je n'avais jamais vu un tel spectacle, tant cette population était hétéroclite en origine et en chronologie. Je pensais découvrir une foule inconnue et pourtant je me trompais.
J'aperçu mon soldat (4) de 14-18 celui là même qui m'avait imploré et que j'avais aidé à mourir sereinement dans sa tranchée, le petit africain qui jouait avec un vieux pneu et qui m'avait irradié de son sourire, et d'autres encore qui me revenaient à l'esprit. Je les avais tous vus, j'avais accompli toutes ses vies.
Plus loin en avant, il y avait aussi un mouvement de foule qui remplissait les premières rames, mais l'éloignement ne me permettait pas de distinguer tous ces visages.
A côté de moi, Isabelle était restée impassible, feignant d'ignorer tout ce que je voyais. Troublé par cette vision de vie enchevêtrées venant m'escorter dans ce voyage, je refermais le rideau pour me replonger dans la pénombre bienséante.
Coupé du spectacle de l'extérieur j'imaginais que le voyage avait repris. La résignation commençait à se faire sentir et mon regard vagabondait dans le vague. J'attendais nerveusement la suite des évènements en me forçant à ne plus me poser de questions.
L'histoire touchait à sa fin, dans le couloir le long de mon compartiment il y eut un défilé continu des personnes qui venaient de monter à l'avant du train et qui se dirigeaient vers les wagons à l'arrière. De ma place je pouvais distinguer un à un les visages que je n'avais pu voir auparavant, je pouvais voir aussi ce qui se passait à l'arrière par l'intermédiaire des glaces placées au dessus des banquettes qui me faisaient faces.
Je ne mis pas longtemps à reconnaitre toutes ces personnes (5), c'était ma vie qui défilait tous ceux et celles que j'avais connus dans mon enfance, des camarades d'écoles, des voisins, des collègues de travail.
Tous ceux et celles que j'avais croisé au moins une fois dans ma vie. Certains me regardaient d'autres pas. Céline ma grand-mère ne me regarda pas et je la vis se jeter dans les bras de mon soldat, son soldat.
Mon passé se mêlait au présent et à des futurs improbables, Toutes et tous allaient rejoindre mes passés antérieurs.
Je compris que ceux qui avaient déjà quitté ma vie ne pouvait m'apercevoir qu'ils allaient attendre que je les rejoigne à l'arrière. Les autres comme mes enfants aux yeux rougis me disaient au revoir et me regardaient m'éloigner.
Ma mère fermait ce cortège, elle me souriait et me fit un signe de la main. Je ne l'avais revue qu'une seule fois depuis son décès, elle était jeune et belle comme sur les photographies aux couleurs sépia de l'album familiale, son visage irradiait la joie d'être enceinte, elle posa ses mains sur son ventre arrondi et me cajolât. Elle sentait que c'était pour bientôt.
Le silence était revenu dans le wagon, je fermais les yeux pour mieux ressentir tous ces souvenirs réveillés. Isabelle se pencha vers moi et me dit tout doucement à l'oreille d'aller m'installer à l'avant du train.
Lcm
« Potamak » est une trademark d'une Auteuse qui m'avait invité à écrire une suite de son texte.
Au final nous avions été 3 personnes à illustrer la gare de Potamak
(1) Mon amie la faucheuse
(2) Destination Destin_1
(3) Destination Destin_2
(4) Un train peut en cacher un autre
(5) Le train de la vie
Souvenir souvenir ;)
· Il y a plus de 2 ans ·reverrance
Très belle synthèse de différents textes.
· Il y a plus de 2 ans ·reverrance
Pas mal comme dernier voyage
· Il y a environ 5 ans ·Le train de la dernière heure.
Très bien écrit et narré.
Merci
unrienlabime
\('_')
· Il y a environ 5 ans ·( )\
/ \
dechainons-nous
Du morse ?
· Il y a presque 5 ans ·unrienlabime
Une belle et étrange histoire, et comme 'aimerais au crépuscule de ma vie revoir tous ces êtres tendrement aimés.
· Il y a environ 5 ans ·Louve
Il faut maintenir en marche le petit projecteur de la vie qui est en nous :)
· Il y a environ 5 ans ·dechainons-nous
J'ai aimé vous lire !
· Il y a environ 5 ans ·Lady Etaine Eire
Merci de la visite :)
· Il y a environ 5 ans ·dechainons-nous
Lu et apprécié :)
· Il y a environ 5 ans ·Mario Pippo
Merci de la visite.
· Il y a environ 5 ans ·dechainons-nous