Rhapsodie sentimentale

mallowontheflow

Nouvelle mêlant la musique et le crime.

La belle Irina n'avait que faire des avertissements de son père à propos des meurtres qui sévissaient depuis plusieurs jours maintenant dans cette bourgade proche de Saint-Pétersbourg. Depuis le premier jour il ne l'avait pas lâchée, la harcelant pour qu'elle rentre avant la tombée de la nuit et qu'elle ne se retrouve jamais seule dehors, consigne qu'elle ne respectait quand lorsque ça lui chantait, naturellement - les jolies filles sont rarement obéissantes, c'est un fait avéré.

Ce soir-là, encore une fois, elle décida d'aller rejoindre son fiancé malgré les protestations du paternel. Ce dernier, du fond de son canapé, grommelait que le jeune homme en question n'était qu'un fripon, même pas fichu de venir chercher sa fille jusqu'à son palier pendant que celle-ci refermait la porte avec douceur et descendait les quatre marches du perron. L'air froid glaçait ses narines et agressait sa gorge dès lors qu'elle entreprenait d'inspirer, ce qui la fit instinctivement resserrer son épaisse écharpe autour du cou. Ce geste agita ses longs cheveux blonds qui vinrent lui titiller les oreilles et ce contact lui arracha un frisson assorti d'un sourire amusé, les chatouilles ayant ce fabuleux pouvoir de ramener en enfance.

Après avoir marché quelques mètres dans la rue qui abritait la maison familiale elle bifurqua sur l'avenue principale de la ville. S'avancer dans cette rue, déserte en soirée, que seuls la lune et quelques lampadaires vieillis éclairaient, lui donnait une jouissive impression de liberté, comme si à ce moment-là le monde n'appartenait qu'à elle. À elle et à son fiancé, comme elle se plaisait à l'appeler, car en vérité aucun projet d'épousailles n'avait été abordé entre les deux jeunes gens, qui ressemblaient d'ailleurs plus à de très proches amis qu'à des amants passionnés. Un brave gars d'ailleurs, cet homme qu'elle fréquentait, ou ce gamin, pourrait-on dire plus justement – mais elle non plus n'était pas bien âgée. Un peu délinquant sur les bords il n'aurait pourtant pas fait de mal à une mouche, même à une de ces mouches qui vous collent, vous rendent parfois de très mauvaise humeur et pourraient donc mériter une mort violente. Il était plus du genre à voler des bonbons mais ne manquait pas d'en redistribuer à des enfants dès qu'il en croisait. Il n'avait pas mauvais fond, il était juste un peu sot. Il lui manquait une case, comme disaient certains. Si le père d'Irina ne cessait de maugréer entre deux bières que, jolie et intelligente comme elle l'était, elle pouvait se trouver bien mieux, la jeune fille ne raisonnait pas comme ça. Elle n'était pas vraiment amoureuse de ce garçon mais éprouvait tout de même une affection très particulière pour lui. Pourtant elle n'avait pas une très bonne influence sur lui ; il cherchait toujours à l'impressionner, ainsi dès qu'elle souhaitait quelque chose il l'obtenait pour elle, quitte à le voler. Elle ne restait pas pour autant avec lui uniquement pour cette raison, non. Elle était superficielle, mais pas à ce point.

Une cinquantaine de mètres plus loin Irina parvint devant le parc dans lequel ils s'étaient donné rendez-vous. Le lierre recouvrait les piliers en pierre qui délimitaient l'entrée et elle glissa sa main, rêveuse, entre les douces feuilles sauvages avant de rejoindre un banc non loin de là. La blonde y était assise depuis une dizaine de minutes, pestant contre son petit ami qui la faisait attendre, lorsqu'une silhouette d'homme se détacha de l'obscurité. Elle détourna le regard, dédaigneuse, s'apprêtant déjà à lui faire comprendre qu'il avait commis une grave erreur en arrivant en retard, mais comme aucun bruit de pas ne se fit entendre elle retourna la tête vers lui et l'appela par son prénom, sur un ton qui laissait bien paraître son impatience.

"Dimitri ?"

Pas de réponse. L'homme n'avançait pas. Irina plissa les yeux mais ne put distinguer les détails de la silhouette, qui n'exécuta un nouveau mouvement que de longues secondes plus tard. Il titubait à la manière d'un homme saoûl. La jeune femme prit alors peur d'un coup et le cœur tout affolé elle se leva brusquement. Elle courait dans la terre à peine sèche pour rejoindre la rue mais le talon de son escarpin droit se déroba et elle tomba face contre terre, alors qu'elle était encore trop proche de la silhouette menaçante.

* * *

Le regard sombre, l'inspecteur, agacé par les nombreux cadavres qu'il avait sur les bras et sa barbe qui le grattait monstrueusement, fixait son adjoint, espérant sans doute qu'il trouve qui se cachait derrière cette série de meurtres d'un claquement de doigt. Ce dernier, qui avait toujours été fort intimidé par son supérieur, tremblait de tous ses membres - feu son père lui avait bien dit qu'il n'était pas fait pour ce métier mais il n'avait rien voulu entendre. Dans un élan de volonté extraordinaire l'adjoint tourna enfin son regard vers le nouveau cadavre et ne put retenir un long gémissement de crainte, comme si le macchabée allait subitement se réveiller et lui sauter à la figure pour le transformer en quelque sorte de mort-vivant d'une seule morsure. Si sa réaction n'avait rien de professionnel il était vrai que la vue n'avait rien d'appréciable car le tueur ne s'était pas contenté d'abattre sa victime : il l'avait déchiquetée, et c'était encore peu dire. Il s'agissait sans doute d'un des pires cadavres de la série, un dur labeur attendait le médecin légiste...

« Sacré travail, n'est-ce pas ?, se moqua l'inspecteur.

- Je... Oui. C'est... »

L'adjoint ne prononça pas un mot de plus, arrêtant là sa phrase non achevée – si on pouvait considérer qu'elle avait commencé -, sous le regard inquisiteur de son supérieur qui continuait de se tripoter la barbe, le regard dans le vide. Cela faisait plusieurs semaines maintenant que les deux hommes dénichaient un nouveau cadavre tous les deux ou trois jours, certains frais, d'autres moins. L'inspecteur invoquait quelque intuition - là où la simple logique aurait suffit - pour affirmer que cette vague de meurtres venaient de la même personne et pourtant, chaque fois, le mode de tuer était différent et aucun indice particulier ne pouvait mener à cette conclusion. Le maire de la ville, lui, n'avait que faire des pseudo-intuitions de l'inspecteur de la commune, mais il l'appelait chaque jour pour le prier de mettre une fin à ce calvaire qui risquait de ruiner sa ville et sa réputation. Le tourisme était le seul bien de ce lieu et avec des crimes il doutait fort que la ville puisse prospérer. L'inspecteur soupira : cette affaire semblait lui taper sur les nerfs depuis son commencement. Normalement il ne travaillait pas ici, étant basé à Saint-Pétersbourg, mais devant le nombre croissant de meurtres de ce petit village qui ne possédait pas d'enquêteur qualifié on l'y avait envoyé. Il connaissait bien cet endroit, où son meilleur ami d'enfance habitait, mais ne se plaisait vraiment que dans les grandes villes, animées, où il se passait toujours quelque chose. À la fin de la journée il se dirigea vers l'appartement de cet ami chez qui il avait temporairement élu domicile, ce qui lui évitait une heure de route quotidienne.

Avant même de passer la porte il entendit de la musique classique, mise à pleine régime, et râla tout haut, sur un ton amusé : "Pis que les ados avec leur rock celui-là !". Il glissa la clé dans la serrure, la tourna et poussa la porte grinçante, pour découvrir son ami enfoncé dans un fauteuil, la tête tournée vers son vieux phonographe, fidèle à lui-même. Il le salua en criant, sachant pertinemment qu'il ne l'entendrait pas, puis alla éteindre la machine qui produisait un bruit infernal et eut aussitôt droit à un regard noir plein de reproches.

"Arrête donc de faire ta mauvaise tête Illitch, nous savons très bien tous les deux que tu n'entends pas un seul son qui sort de cette machine infernale ! Devant moi tu n'as pas à faire semblant !"

Et pour cause, puisque le fameux Illitch était sourd. Il n'était pas né comme ça, il avait même été musicien professionnel pendant de nombreuses années et était devenu renommé dans son domaine, célèbre dans toute la Russie. Puis un jour, une voiture l'avait fauché, sans crier gare. Il en était sorti presque indemne, au grand étonnement des médecins, qui n'avaient cessé de lui répéter la chance qu'il avait de s'en être échappé vivant avec pour seul handicap sa surdité. Pourtant depuis cet accident il avait perdu goût à la vie, ayant toujours considéré qu'être sourd était le plus grand des handicaps car, primo il ne pouvait plus faire de musique, deuxio il ne pouvait plus juger les gens et essayer de déterminer qui ils étaient et avec quelle sincérité ils disaient les choses. Car le visage ment aisément, les expressions ne sont qu'un jeu de pâte à modeler, mais la voix trahit, toujours un peu tremblante, fausse ou inégale. La voix révèle tout et la musique est la chose la plus sincère au monde. L'inspecteur, dénommé Stanislav, continuait de dégobiller tout un flot de paroles à son ami, qui avait apprit à lire sur les lèvres. Il lui racontait sa journée, les derniers cadavres dénichés... Mais Illitch n'écoutait pas. Il était plongé dans ses pensées, dans sa musique...

"Illitch voyons, réveille-toi ! Encore ces hallucinations, n'est-ce pas ? Il faut que tu consultes un spécialiste, vraiment, sinon un jour tu auras de sérieux problèmes. Accompagne-moi donc à Saint-Pétersbourg, je te présenterai un éminent professeur, très doué."

Illitch n'avait que faire des propositions de son ami, qu'il n'écoutait toujours pas. Incapable d'oublier la musique, son esprit avait enregistré toutes les notes, des plus graves aux plus aiguës, des plus délicates aux plus violentes, et lui jouait bien des tours avec. Parfois il entendait tout à coup un air qui semblait bien réel et ne pouvait concevoir qu'il soit sorti de son imagination. Alors, il lui arrivait de se comporter bizarrement, car il vivait complètement avec ce que lui dictait cette musique. Si la musique lui commandait de pleurer il pleurait, si la musique lui commandait d'être heureux il était heureux et rien d'autre au monde ne pouvait le faire plier. Il n'obéissait pas à son cœur, son corps ou ses pensées, mais à la musique.

* * *

Irina tenta de se relever mais une douleur lancinante à la cheville faillit lui arracher un cri. Elle avait dû se la tordre dans sa chute et ne parvenait pas à s'appuyer dessus, ce qu'elle tenta tout de même de faire malgré la douleur pour s'enfuir, l'instinct de survie pouvant faire bien des miracles. Seulement, l'homme n'était déjà plus qu'à quelques mètres et se rapprochait dangereusement vite. Elle cria quand celui-ci lui attrapa fermement le poignet mais une voix familière la rassura.

"Hé bébé c'est moi. Dimitri."

Il fallut que passent quelques secondes pendant lesquelles Irina, abasourdie, encore paralysée par la peur qui ne la quittait que progressivement, ne réalise ce qui venait de se passer. Quand elle se fut calmée et qu'elle releva les yeux vers Dimitri elle remarqua que celui-ci avait un regard particulièrement soucieux. Pâle, crispé, il semblait avoir vieilli de dix ans depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Les sourcils froncés, inquiète, Irina lui demanda ce qu'il avait, mais sa seule réponse fut une grimace précédé d'un grognement pas très explicite. Elle dut longuement insister pour qu'il daigne enfin lui répondre. Le visage grave et la gorge nouée il prononça quelques mots.

"J'ai vu quelque chose. Là-bas. De l'autre côté du parc.

- Quoi donc ?

- Un... un homme.

- Un homme ?"

Silence. Dimitri n'ajouta pas un mot et sa petite amie se moqua de lui ; "un homme, répétait-elle, t'aurais-t-il fait de l'effet pour que tu aies l'air si perturbé ? Tu peux tout me dire tu sais !". Finalement, agacé par par les remarques de la jeune blonde, il finit par lâcher :

"Cet homme a tué quelqu'un. Le corps est peut-être encore là-bas."

Nouveau silence, beaucoup plus angoissé cette fois-ci. Irina ne douta pas une seconde de la véracité des paroles du jeune homme, qui comptait l'honnêteté et la franchise parmi ses qualités. Les deux jeunes ne se regardaient même plus, leurs pupilles étaient plongées dans le vide. Dimitri, ému et bouleversé par la découverte qu'il avait faite, s'était mis à pleurer, mais Irina songeaient à d'autres choses que de se moquer de lui. Leur jeunesse leur avait procuré jusqu'ici une espèce d'insouciance qui les avait tenus loin de tous ces meurtres qui leur paraissaient n'être que fiction, même s'ils se produisaient dans la rue à côté de chez eux. Soudain, la réalité reprenait ses droits et la stupéfaction n'en était que plus forte. Réalisant finalement qu'ils étaient toujours dans le parc, avec le tueur peut-être encore dans les parages, ils s'adressèrent enfin la parole pour décider d'aller se cloîtrer chez le père d'Irina.

Celui-ci n'accueillit pas à bras ouverts le jeune homme lorsqu'ils arrivèrent, mais sa fille ne lui demanda pas son autorisation, alors il se renfonça dans son canapé et ralluma la télévision, passivement, il avait déjà abandonné l'idée de se faire un jour obéir par son unique fille depuis que celle-ci avait dix ans. Dans la chambre, les adolescents parlaient à voix basse et lançaient parfois des regards inquiets en direction de la lucarne, ayant peut-être peur que le tueur entre brusquement et qu'il les achève sans faire de cérémonie.

"Qu'est-ce qu'on va faire ?, demanda Irina d'une voix nerveuse.

- Toi, tu n'es au courant de rien. Moi... je vais aller voir la police et leur décrire ce que j'ai vu.

- Si le tueur apprend que tu as témoigné contre lui et qu'il décide de te retrouver pour se venger ?

- Irina, il a tué des tas de gens ! Il faut l'arrêter !

- On ne sait même pas si c'est le même pour chaque meurtre... Le Maire a dit que...

- Dans une aussi petite ville il y a peu de chances pour que ce ne soit pas le même...

- Peu importe. N'y va pas. S'il te plaît."

Dimitri soupira. Si la belle lui demandait ça, il ne saurait refuser, et têtue comme elle était elle ne lâcherait pas le morceau, il le savait pertinemment. Irina, de son côté, semblait réellement inquiète. Il ne s'agissait pas d'un caprice de princesse : elle voulait vraiment éviter de mettre en péril la vie de Dimitri. Mais était-ce réellement le meilleur moyen de le protéger ? L'empêcher de révéler des informations à propos du tueur qui resterait donc sans doute dans la nature et pourrait lui tomber dessus à tout moment ? Elle ne pensait guère à cela.

* * *

Illitch s'ennuyait. Il jeta un regard à sa montre de poche : dix-huit heures. Normalement Stanislav n'allait pas tarder à arriver. Depuis qu'il était là ses journées paraissaient moins longues, il avait quelqu'un à qui parler, même s'il n'était pas très loquace. Comme à son habitude il avait fait tourner son phonographe au volume maximum, même s'il ne percevait aucun son. Depuis son accident il ne s'était pas remis de cette perte. C'était comme si, tout à coup, le monde était devenu vide et ridiculement inintéressant, alors qu'il était juste devenu... silencieux. Alors il laissait l'instrument allumé, désireux de faire au moins semblant puisqu'il ne pouvait pas faire plus.

Quand la porte s'ouvrit enfin, ce ne fut pas son ami inspecteur qui pénétra dans le petit appartement, mais une femme qu'Illitch reconnut au premier coup d'œil et qui n'était pas la bienvenue. Quand la femme vit l'expression dure de l'homme elle se sentit obligée de justifier rapidement son intrusion :

"Stanislav m'a passé les clefs, je voulais prendre de tes nouvelles.

- Hé ben ça va. Tu peux repartir l'esprit tranquille, lâcha Illitch ironiquement.

- Bien... Et moi, tu ne me demandes pas comment je vais ?

- Qu'est-ce que ça pourrait me faire ?, répliqua-t-il, cinglant.

- Hum... J'ai amené les papiers du divorce, tu voudrais bien signer ?"

Forcément ! C'était bizarre qu'elle déclare venir uniquement pour avoir des nouvelles... Quand Illitch avait eu son accident elle n'avait pas voulu vivre avec son handicap au quotidien et l'avait lâchement abandonné, sans même chercher à essayer de l'épauler. Il avait appris quelques semaines plus tard qu'elle entretenait une relation avec un autre homme, relation qui ne datait pas de la veille à en croire certaines rumeurs qui traînait dans le village... Depuis il n'échangeait que le strict minimum avec elle, c'est-à-dire rien la plupart du temps. Quand elle réitéra sa question à propos des signatures il sentit la colère monter en lui. Il détestait cette femme fausse, hypocrite... Il se détestait, surtout, de l'avoir aimée. Même s'il trouvait parfois ces sentiments et son comportement vis-à-vis d'elle très enfantins, il était incapable de lui pardonner. À la voir là, plantée devant lui, à deux doigts d'obtenir encore une fois ce qu'elle souhaitait pendant que lui était toujours seul et malheureux, il ressentait une profonde colère et une violente haine. Il sentit alors une de ses hallucinations monter. La musique faisait son apparition dans sa tête, douce aux premières notes, mais de plus en plus forte. Il avait bien du mal à croire qu'il ne s'agissait que de son imagination. Au début, quelles joies il avait ressenti en pensant qu'il ré-entendait enfin ! Il avait appris depuis qu'il ne s'agissait pas d'un son réel, que seul lui pouvait l'entendre, mais cette musique n'en semblait que plus puissante. Il vivait avec ces sons, comme s'ils étaient pour lui un tout nouveau sens, quelque chose qui l'orientait, l'influençait, le commandait même. La musique montait, gagnait en intensité, avait gagné les moindres recoins de son cerveau mais aussi son cœur, ses nerfs... elle se faufilait dans ses vaisseaux et faisait frémir chaque poil planté dans sa peau. C'était son nouveau sens, plus intense et aiguisé que tous les autres. Son nez n'était plus que simple fioriture sur son visage, ne devinant plus aucune odeur. Sa main droite, posée sur le rebord du fauteuil, aurait tout aussi bien pu être transpercée par un millier d'aiguilles : elle n'avait plus aucune sensation. Ses yeux, eux, restaient opérationnels, mais il semblait y avoir comme un voile dessus, il en était déconnecté. Dans sa bouche, un goût âcre, chargé de fer, coulait. Comme du sang. Tout son esprit était tourné vers la symphonie qui se jouait dans sa tête et la mélodie s'assombrissait, le ryhtme s'accélérait, le ténor lui criait : "tue-la !". Illitch bondit de son fauteuil avec une vigueur inhabituelle et s'approcha de la femme, qui eut un léger mouvement de recul mais ne partit pas, sans doute décidée à avoir ses signatures coûte que coûte. La contrebasse prit le dessus et le son grave qu'elle produisait donnait une impression de puissance à Illitch. Les violons pleuraient, le ténor poussait la voix, déployant toutes leurs forces pour que le sourd se rappelle à quel point elle l'avait fait souffrir. Mais Ilitch luttait. Pour la première fois de sa vie, il osait donner un tort à la musique. Il la détestait cette pauvre femme, certes, mais de là à la tuer ? Il n'était pas comme ça. Il était même sans doute trop gentil. Par peur de faire souffrir les autres il choisissait souvent de souffrir à leur place, quand cela était possible. Mais reprendre le contrôle de son esprit, être plus fort que la musique, n'était pas chose facile. Heureusement, sa femme finit par sortir, agacée par l'indifférence d'Illitch. Elle jeta les papiers sur une commande près de l'entrée et claqua la porte. Illitch alla alors s'effondrer dans son fauteuil et ferma les yeux, soulagé et épuisé. La musique s'évanouit lentement, la harpe et le piano prirent le relais, doucement, puis il sombra dans un sommeil plus calme.

Stanislav ne rentra que deux heures plus tard, et, fatigué lui aussi, alla se recoucher sur-le-champ. Le lendemain il partit tôt, pour ses enquêtes déclara-t-il, et revint encore assez tard. Sans prendre la peine de saluer son ami quand il revint il lui lança directement d'une voix sèche, le visage grave : "Illitch, il faut que nous parlions" et son expression n'annonçait rien de bon.

* * *

Dimitri était dans la cellule depuis plusieurs heures, attendant qu'on le relâche. Cette fois-ci il avait seulement voulu aider une vieille dame à traverser une route mais celle-ci avait pris peur et crié à l'aide, les passants avaient donc cru qu'il agressait la pauvre femme. Le policier connaissait bien Dimitri et savait qu'il ne s'agissait sans doute pas de ça mais l'avait tout de même emmené pour éviter tout scandale, lui promettant de le libérer au plus tôt. Alors que le jeune homme commençait à somnoler la porte de la cellule d'à côté s'ouvrit et il vit qu'on y jetait quelqu'un, un homme visiblement d'une trentaine d'années mais dont les traits semblaient déjà porter le fardeau d'une longue et dure existence.

"Pssst, t'es qui ?, lui souffla Dimitri."

Mais l'homme n'avait envie de parler à personne. Son propre meilleur ami venait de l'envoyer en prison en l'accusant d'avoir tué sa femme mais d'être aussi responsable de tous les autres meurtres qui s'étaient produits dans le village ces derniers temps. Il avait commencé par se défendre en prétendant qu'il était resté chez lui après avoir parlé à sa femme – si néanmoins on pouvait appeler ça parler -, l'inspecteur avait répliqué qu'il était la dernière personne à l'avoir vue et qu'aucun témoin ne pouvait affirmer qu'il était resté dans son appartement. Et puis, lui était au courant pour les hallucinations, l'avait vu de nombreuses fois quand il en avait et savait bien qu'Illitch y accordait trop d'importance pour que cela reste sain. Le sourd commençait à croire que peut-être son ami avait raison. Peut-être était-il complètement fou, peut-être avait-il tué tous ces gens mais qu'il était amnésique et ne s'en souvenait pas. En repensant à ce qu'il avait ressenti lorsque sa femme était là un frisson d'effroi le parcourut : il la détestait bien assez pour la tuer. Et puis Stanislav n'aurait tout de même pas pu l'accuser à tort : s'il l'avait envoyé là c'est qu'il était sûr de lui, il n'aurait pas jeté un ami en prison sans accusation justifiée. Mais les autres gens ? Les autres cadavres ? Il ne savait même pas de qui il s'agissait... Il avait bien relevé leurs identités en voyant les informations mais il ne les connaissait que de vue. Pourquoi les auraient-ils tués ? Honteux, Illitch baissa les yeux : "je mérite de mourir", pensa-t-il.

Les jours s'écoulaient lentement en attendant son procès. Les gens dans les cellules alentours se succédaient, restant rarement plus d'une journée ou deux. Et puis un jour il revit le jeune homme qui avait essayé de lui parler la première fois, et c'était d'ailleurs bien le seul qui avait tenté de lancer une discussion avec lui, le nouveau criminel de la petite bourgade pourtant réputée pour être tranquille. Quoi qu'il en soit, il n'eut pas longtemps à attendre avant que Dimitri ne le remarque et lui adresse la parole.

"Salut. Toujours là toi ?

- Faut croire...

- Tu as dû faire quelque chose de sacrément grave."

Illitch fronça les sourcils. C'était peu dire ! Mais comment cela se faisait-il qu'il puisse ignorer qui il était ? Tous les journaux avaient déjà dû distribuer sa photographie en le présentant comme le nouvel ennemi redoutable à éliminer. Enfin, peut-être que le petit n'avait ni télévision, ni radio ni journaux chez lui, pensa Illitch. Ou peut-être qu'il s'en fichait.

"Tu es l'homme au cigare ?, reprit Dimitri, mais tout bas à présent, en se rapprochant au maximum de la grille qui les séparait.

- L'homme au cigare ?, s'étonna Illitch.

- Ouais. Il y a plusieurs jours dans le parc, j'ai vu le tueur, continuait Dimitri d'une voix à peine perceptible. Il venait de descendre quelqu'un, comme ça et... il fumait le cigare ! Tranquillement tu vois, pas perturbé."

Illitch avait-il fumé le cigare ? Il lui semblait qu'il n'en avait jamais touché un de sa vie mais peut-être qu'il avait oublié ça aussi, peut-être que ses amnésies étaient pires qu'il ne le pensait. Après tout, beaucoup d'hommes fumaient le cigare, il n'y aurait rien eu d'étonnant à ce que lui aussi ait essayé une fois ou deux. Il se sentait perdu quand même : c'était comme si, tout à coup, il découvrait qu'il était le contraire de ce qu'il pensait être. Cette sensation était déroutante, dérangeante. L'âme pouvait-elle réellement changer à ce point ?

Les jours passèrent, l'hiver s'écoula et son procès arriva. Le verdict fut très clair ; le témoignage de Stanislav et le fait qu'aucun nouveau crime ne s'était produit dans le village depuis qu'il était emprisonné le condamnaient : ce serait la peine de mort. Décision sans appel et qu'Illitch, persuadé de sa culpabilité, ne contesta pas.

Illitch ne compta pas les jours, ni les pas qui le menèrent à sa sentence qu'il pensait méritée. Les jours étaient passés sans rien enlever à son côté flegmatique et l'avaient conforté dans l'idée qu'il était le meurtrier, c'était donc une bonne chose qu'il soit bientôt pendu. Dimitri, qu'il avait eu le temps d'apprendre à connaître un peu pendant les mois précédents la décision grâce à ses séjours assez ponctuels en cellule, était venu lui dire au revoir la veille, lui avait annoncé qu'il n'assisterait pas à l'exécution, événement dans les deux nouveaux amis parlaient assez librement. C'était la seule personne qui lui avait rendu visite et Illitch lui en était reconnaissant. Stanislav n'était venu que les premiers jours, pour lui tenir un discours comme quoi il était attristé par ce coup du destin puis il était reparti et ils ne s'étaient plus parlés.

La corde râpeuse autour du cou, Illitch attendait son heure, presque trop calmement. Il n'y avait pas foule pour voir sa fin, mais même si tout le village avait été présnt cela n'aurait pas fait beaucoup de monde. Quand on lui demanda quels étaient les derniers mots qu'il voulait prononcer il garda le silence, incapable de trouver une phrase qui résumerait ne serait-ce qu'un minuscule bout de sa vie et ce qu'il pensait de tout ça. Il aurait bien dit "je ne voulais pas", "je ne suis pas comme ça normalement" ou "je n'ai pas fait exprès", mais qui l'aurait crû ? Pas tous ces gens qui voulaient venger leurs fils, filles ou oncles en tout cas. Alors une musique, à la fois douce, triste et forte, s'écoula dans ses tympans, et seule elle était capable d'exprimer ce qu'il ressentait alors, tant pis si les autres ne l'entendaient pas. Il garda les yeux ouverts mais se plongea tout entier dans cette mélodie. Les notes étaient les plus belles qu'il avait entendu de toute sa vie, plus admirables que du Mozart, plus remarquables que du Beethoven. Les violons pleuraient toujours mais les trompettes restaient dignes, ajoutant une touche très solennelle au moment. Les notes n'étaient pas très variées, les instruments peu nombreux et le tout d'une simplicité étonnante mais d'une efficacité qui l'était encore plus. Illitch n'avait jamais été quelqu'un de très excentrique, aussi ce morceau représentait-il parfaitement ce qu'il était ainsi que ce qu'il ressentait en ce moment même : de la compassion pour les familles qui avaient perdu un de leurs membres par sa faute et l'acceptation de sa sentence, qui l'empêcherait de recommencer un tel carnage et sécuriserait le village. Alors il sourit, parce qu'il pensait que malgré tous ses malheurs la musique restait ce qu'il avait eu de plus beau dans sa vie et c'était elle qui l'accompagnait dans ses dernières minutes, et il était sûr que là où il allait ; enfer, paradis ou autre légende, la musique demeurerait. Quand son corps fut sans vie le sourire resta figé, et ses yeux fixaient Stanislav, à l'autre bout de la place, qui sortait un cigare, mais il avait perdu la vie avant que son cerveau n'ait eu le temps de lui renvoyer cette image.

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