Sahara 5. Du sable et des dattes

carouille

Le 18 février 1938, le deuxième jour, Daniel se réveille vers 5 heures. A l'Est, le soleil se lève. Fatigué par sa mauvaise nuit, il trouve la lumière un peu morne et triste. Il ramasse ses affaires et mange quelques dattes avant de démarrer. Son corps est courbaturé et le bruit du moteur semble presque agressif dans ce silence du petit matin.

Il roule jusqu'au poste désaffecté de Tabankort, puis fait une pause devant le monument dédié à Chudeau, un géologue chargé de mission au Sahara et assassiné là en 1905. Le monument se situe juste à l'intersection de l'ancienne piste qui passait par la vallée du Tilemsi, recouverte de marcoubas, ces touffes d'herbes amassant le sable, et de la nouvelle qui conduit à Kidal. Après 10 minutes de repos, Daniel repart sur cette dernière, mettant le cap au Nord-Est. Et par chance, elle est assez facilement praticable.

Daniel peut relâcher un peu sa concentration et observer ce qui l'entoure. Ici, il est encore dans une partie accueillante du Sahara, et la vie foisonne autour de lui. Pintades, outardes, perdrix et même quelques lièvres s'égayent à son approche. Le bruit de son moteur disperse les immenses troupeaux de chèvres, de moutons et de zébus conduits par les bergers Touaregs qui le dévisagent avec curiosité.

Vers 10 heures, il s'arrête en croisant la camionnette transportant le courrier à Aguélock arrêtée au bord de la piste. Mais le conducteur est en train de réparer la panne, et n'a pas besoin d'aide. Daniel repart.

 

Et enfin il atteint les montagnes de l'Adrar des Iforas. « Adrar » signifie « montagne », et Iforas est le nom de la principale tribu Touareg qui règne sur ces terres. Ici, le climat est plus clément avec l'homme. Les pluies de la mousson qui tombent de mai à août permettent aux Touaregs de faire vivre leurs troupeaux. Mais d'anciens combats ont fait fuir toutes les populations noires, alors pas un seul espace qui soit cultivé. Ce qui rend les périodes de sécheresse encore plus dramatiques que dans d'autres zones.

Cet immense plateau granitique est une surface brunâtre et chaotique. Partout d'immenses blocs de basalte s'empilent, formant un terrain accidenté et difficile d'accès. La piste fait des tours et détours dans ce désordre d'origine volcanique.

Daniel attend d'avoir atteint un point surélevé pour prendre une photographie. Et reste un long moment à admirer le paysage qui s'étale sous ses yeux. Le soleil fait vibrer les roches d'un dégradé de couleurs flamboyantes, une palette de roses, de mauves et de bleus éblouissante et changeante. Dans le lointain, les couleurs s'apaisent jusqu'à se fondre dans le bleu délavé du ciel.

 

Avant d'attaquer cette traversée, Daniel fait une inspection rapide de sa machine, et découvre que le pneu arrière se dégonfle. En roulant dans les épineux, il a accumulé les longues aiguilles qui ont criblé la chambre à air.

C'est la première crevaison.

 

Pour libérer la roue afin de faire la réparation, Daniel doit démonter les deux réservoirs supplémentaires et tout l'arrimage de l'outillage. Il a perdu l'habitude du climat depuis 1935. Il sue sang et eau durant 1 heure et demie sous un soleil de plomb, sans la moindre ombre pour s'abriter. La réparation terminée, le matériel à nouveau installé, il mange rapidement quelques dattes et avale un peu d'eau. Il transpire tellement que tous ses vêtements sont trempés.

Il repart.

 

Mais bientôt, sur ce terrain accidenté où le vélomoteur rebondit durement sur les roches, c'est une seconde crevaison qui met sa patience à rude épreuve. Epuisé, Daniel renonce à changer la chambre à air. Kidal ne doit plus être loin, il décide de poursuivre sa route en regonflant simplement le pneu. A midi, exténué, il fait une nouvelle halte sur un haut plateau, et cherche désespérément le bordj de Kidal à l'horizon. Et ne trouve rien. Sans le savoir, il est encore à une vingtaine de kilomètres de ce refuge.

Il recommence à rouler mais des passages de sable l'obligent à descendre et à marcher en poussant la machine. Ses pieds glissent et s'enfoncent dans le sable, la machine fait peser plus de 120 kilos au bout de ses bras. Il se débat pour ne pas s'enfoncer et s'enliser dans ces vagues mouvantes. C'est tout juste s'il voit les chameaux entravés fuir sur son passage en se dandinant. Enfin, il croise quelques habitations nomades, et quelques chèvres traînent ça et là. Il n'est plus seul. En cas de panne, il pourra cette fois s'abriter un peu. Mais que les douces prairies du Gâtinais lui manquent à cet instant !

 

Arrivé devant un important passage de sable, il hésite, ne sait s'il doit prendre à gauche ou à droite. Mais enfin dans le lointain, il aperçoit les palmiers de Kidal. Il s'engage par un couloir sur sa gauche, et continue de lutter contre le sable, tantôt roulant, tantôt marchant en poussant sa machine. Il doit remonter une pente de sable qui l'oblige à mettre pied à terre souvent, et épuise ses dernières forces.

Il arrive au poste de Kidal après 13 heures. Il lui a fallu plus d'une heure pour parcourir 20 km !

 

Le sergent Léa vient à sa rencontre. Il demande à son boy de lui préparer un repas, et Daniel ne se fait pas prier. La faim le tenaille. Dans le bordj, Daniel a le plaisir de retrouver le chauffeur Hoffmann, près à repartir pour Gao. Il lui demande de transmettre des informations sur sa santé et son avancée au docteur Malachowski pour le tranquilliser. Quand le repas de « missié » est servi, Daniel se régale. Après tous ces repas de dattes et d'eau, un œuf dur, une côtelette de mouton et une bonne salade sont paradisiaques. Il savoure le verre de vin qui accompagne sa collation. D'autant plus qu'ici, le vin est très cher, 6 francs le litre, et donc précieux.

Une fois restauré, Daniel se remet au travail, heureusement avec l'aide du sergent Léa. Celui-ci enlève toutes les épines du pneu pendant qu'il répare la chambre à air. Les Touaregs se rassemblent de plus en plus nombreux autour des deux hommes et de leur étrange machine. Le répertoire tamachèque de Daniel est bien limité, il ne comprend pas leurs échanges, mais perçoit leur étonnement.

A 16 heures, tout est enfin en ordre. Après avoir refait tout l'arrimage de l'équipement, Daniel peut démarrer et mettre de nouveau le cap sur le Nord.

 

La piste est toujours aussi caillouteuse, dessinant des méandres au milieu des roches, et malgré son allure réduite, le vélomoteur danse durement. Daniel est gagné par l'appréhension, et comme en réponse à son inquiétude, des chocs de plus en plus secs secouent la machine.

C'est la troisième crevaison.

Daniel crie des jurons et tente de se calmer pour ne pas tout envoyer au diable. Il faut encore réparer, et avant, défaire tout l'équipement. Il fait toujours aussi chaud. Il est en panne sur le flanc d'une colline où ce maudit soleil tombe à pic, sans aucun abri ni ombre alentours.

La réparation terminée, Daniel transvase l'essence d'une nourrice dans le grand réservoir, boit un peu d'eau tiède et redémarre. Il lui faut toute son obstination et sa force de caractère pour repartir, toujours seul au milieu du bled, pourchassé par la poisse. Il essaye de se concentrer sur la piste, qui est enfin un peu plus facile à rouler.

Mais voilà que le soleil comme déjà à descendre lentement derrière un rocher, le crépuscule arrive. Et alors que Daniel est épuisé et démoralisé par cette journée plus que difficile, voilà une nouvelle crevaison qui secoue la machine. La quatrième de la journée. Et toute réparation de nuit est impossible. Il n'a pas le choix, il doit s'arrêter là où il est, et dormir sur place.

Ce soir-là, il se couche sans rien manger. Tous ces contretemps, ces heures à lutter sur la piste, cette poisse qui le poursuit depuis le matin lui ont coupé l'appétit. Il s'enroule dans sa couverture et s'allonge sur les dures roches noires qui tailladent de partout son corps déjà bien malmené.

 

Ce deuxième jour, il a parcouru 220 km.

 

 

Le 19 février, Daniel est réveillé vers 3 heures et demie par la fraîcheur de la nuit. Il court un cent mètres pour se réchauffer. Le ciel est encore uniformément bleu grisâtre malgré la lune immense. Il décide de gonfler le pneu pour essayer de rouler un peu avant le lever du soleil. Il veut faire le plus de kilomètres possible.

Mais après avoir tâtonné pour franchir un passage de sable à la faible lueur de son phare, il doit s'arrêter de nouveau. Il a été obligé de pousser sa machine plusieurs fois et est sorti de la piste. S'il continue, il se perdra pour de bon. Il doit revenir sur ses traces pour retrouver la bonne voie, et le pneu arrière est de nouveau dégonflé. Il décide de se recoucher un peu en attendant que la lumière du soleil lui permette de faire sa réparation. Sauf que dormir dans sa couverture toujours infestée de crams crams est un supplice et qu'il fait trop froid pour dormir sans. Incapable de rester plus longtemps inactif, il décide de commencer le démontage du pneu. Ce sera toujours autant de gagné avant l'aurore.

 

Et enfin apparaît à l'Est une belle lueur rose. Le soleil va bientôt apparaitre. Des pintades s'envolent au loin.

A 7 heures, la réparation terminée, Daniel se remet en selle. Il continue de butter sur des passages sablonneux, qui l'obligent par endroits à se faufiler entre les épineux parmi les grosses touffes d'herbes sèches. Les chutes recommencent. Sans gravité, mais qui usent ses forces déjà mises à rude épreuve. La douleur irradie le long de ses bras, mais Daniel continue obstinément d'avancer. Il n'en est qu'au 3e jour, il doit tenir. Son but est encore loin.

A l'horizon, un plateau apparaît, lui redonnant des forces, car il pense pouvoir enfin échapper aux passages de sable. Il espère pouvoir forcer l'allure. Mais au moment où il aborde le plateau, le vent se lève. La machine tire tant qu'elle peut dans les rafales, et le ronronnement du moteur lutte avec celui de la tempête. Et avec le vent, c'est le sable qui danse dans l'air, vient cribler son visage et l'aveugler. Daniel met ses lunettes et se protège comme il peut dans son chech, mais le sable se glisse partout, c'est un cauchemar. Et tout à coup, de fortes secousses manquent le faire tomber : une nouvelle crevaison, la cinquième ! Et Aguélock est encore loin. Toujours au beau milieu de l'Adrar des Iforas, pris dans ce vent de sable, Daniel étend sa couverture sur la machine et se glisse dessous pour réparer une nouvelle fois. Un supplice qui s'achève vers 12h30. Daniel mange quelques dattes et boit un peu d'eau.

Le vent s'apaise enfin, mais un soleil accablant le remplace. Daniel reprend courage car le bordj d'Aguélock apparaît enfin à l'horizon. Pris d'impatience, il presse l'allure, et ne voit pas un virage traitreusement ensablé. Cette fois avec la vitesse, la chute est rude, très rude, et Daniel atterrit la tête la première dans le sable. Son casque dont il a oublié de passer la jugulaire a roulé à quelques mètres de là. Il reste étourdi pendant de longues minutes puis se relève péniblement pour inspecter sa machine. La commande du frein à pied est complètement tordue. Le phare est aplati et le verre brisé, mais par miracle l'ampoule est intacte. Il répare la commande de frein tout de suite. Heureusement, il n'est pas blessé, et en sort quitte pour une grosse émotion.

 

A 14h30, il arrive enfin à Aguélock. Un gîte confortable avec des paillottes l'attend, et il ne boude pas sa joie en stoppant au milieu de la cour du bordj. Beaucoup de travail l'attend, et une belle accumulation de fatigue demande elle aussi réparation.

Il est accueilli par le mécano d'Air Afrique, Barbier. Celui-ci pousse sa machine à l'ombre et l'invite chez lui pour se rafraîchir, dans une vaste habitation coloniale sans porte ni fenêtre.

A force de chuter, le carburateur est rempli de sable, le tamis est percé. Daniel doit aussi réparer deux chambres à air et faire le plein des réservoirs. Barbier l'aide du mieux qu'il peut, et bientôt le radio les rejoint. Baba, le boy du bordj, enlève un par un tous les crams crams de la couverture. Demain, Daniel attaquera le Tanezrouft, là où rien ne pousse, il ne craindra donc pas d'en ramasser d'autres.

Quand tout est prêt, Barbier décide d'une partie de belote. Le mécano est Breton, le radio de Paris et Daniel du Gâtinais. Les histoires circulent autour de la table. Cette fraternité coloniale au milieu du bled, quand le pays semble un peu trop loin du cœur, réchauffe les hommes. Seuls ceux qui ont vécu cet isolement peuvent en connaître le prix.

 

Après dîner, il est temps de dormir, mais le sommeil fuit Daniel malgré les fatigues accumulées. Le repos de l'après-midi et le repas lui ont redonné de l'énergie. Le ciel est magnifique, et au milieu des milliers d'étoiles, il peut nettement voir la petite constellation de la Croix du Sud. Il cherche le sommeil, mais les Touaregs se sont réunis à quelques mètres de là, et jouent du tam-tam pour fêter son passage, ce qui l'agace et le réjouit à la fois. A travers la natte qui sert de porte à sa paillotte, il les aperçoit qui dansent, ombres chinoises se détachant dans la nuit. Le spectacle est tellement beau qu'il reste éveillé à l'admirer. Enfin le calme revient et il parvient à s'endormir. Dans ses rêves, il imagine pouvoir partager cette aventure extraordinaire avec sa famille et ses amis. Les arracher au clocher d'Auvilliers et leur faire découvrir toutes ces merveilles qu'il a sous les yeux ici.

Alors ils verraient bien qu'il n'est pas fou, mais que personne ne peut résister à l'appel du Sahara. 

  • C'est captivant!

    · Il y a environ 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci !! ;) Pause vacances mais suite à la rentrée ;))

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Quelle aventure !

    · Il y a environ 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • Ce Daniel aurait pu être le pionnier du Paris -Dakar. C'est vrai que toutes ces crevaisons, ça crève un pneu, non ?

    · Il y a environ 9 ans ·
    479860267

    erge

    • ;) même pas ! Pour l'instant, c'est juste les chambres à air !! Quant au pneu lui même, ma foi...l'avenir le dira ! Mais il n'est pas au bout de ses peines, ça c'est sûr !!

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Toujours aussi passionnant. Je suis captivée !!!

    · Il y a environ 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • :)) moi je suis.... Crevée !! :))))

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • ;))) Beeee, tu sais, on va continuer à avancer comme on peut hein ! ;) Mais t'as intérêt à t'accrocher, on se repose pas beaucoup plus par la suite ;( J'te jure, c'est pas un métier !!

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Oupsss j'ai effacé mon com d'avant ...bon je m'accroche alors et pour le repos on verra plus tard. ..

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

  • Toujours aussi prenant ! Et bravo à toi pour ton rythme effréné d'écriture :-) Du coup, demain la suite ? ;-)

    · Il y a environ 9 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

    • Merci :) aie ça ce n'est pas sûr, je repars pour la dernière semaine de vacances. J'aurai sûrement un peu de temps pour écrire mais la connexion c'est plus incertain... Ce sera la surprise mais je ferai de mon mieux :))

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Je n'en doute pas ! Bonnes vacances à toi et à bientôt :-)

      · Il y a environ 9 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

  • Le Sahara, un univers pas facile à appréhender pour le profane, mais ton héros semble tenace et habité malgré les obstacles, et j'imagine qu'il n'en est qu' à ses débuts, joli circuit :) !!

    · Il y a environ 9 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci Marie :) dans tous les cas, je le suivrai jusqu'au bout de sa route :)

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ananas

      carouille

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